b - Dépenses publiques et transfert des richesses vers les rentiers : mise en évidence dans les deux approches d'un effet d'éviction.

Dans l'état des choses qui prévalait au début du XIXe siècle, les saint-simoniens sont d'accord avec les économistes classiques pour critiquer le caractère improductif des dépenses gouvernementales. Ricardo, de son côté, critique "les impôts [...] dont le produit est destiné à l'entretien d'ouvriers improductifs" 295 .

Enfantin se rallie à cet argument d'essence libérale, si on entend par libéralisme économique la théorie suivant laquelle l'entreprise doit pouvoir exercer son activité, dégagée le plus qu'il est possible des contraintes imposées par l'Etat. Il rejoint Ricardo dans sa critique des dépenses publiques lorsqu'il écrit : "On prélève […] par l'emprunt ou par l'impôt, de quoi payer les capitaux qu'on a détruits, ou qu'on veut détruire, la richesse que l'état a perdue, ou qu'il va perdre" 296 .

La similitude entre l'analyse classique et l'analyse saint-simonienne va plus loin. Non seulement, pour toutes deux, les dépenses publiques sont responsables d'une diminution de la production globale, non seulement elles sont responsables d'un appauvrissement des industriels, mais encore, elles occasionnent un déplacement des richesses des hommes qui travaillent, les industriels, vers ceux qui sont oisifs, les rentiers.

C'est le point de vue de Ricardo qui estime que les dépenses publiques sont payées par les forces vives d'un pays. "En définitive, cette portion [l'impôt] est toujours payée par le capital ou le revenu de la nation" 297 . Ces dépenses, par conséquent, sont responsables d'une perte de dynamisme et d'une diminution de la richesse nationale : "il faut reconnaître que sans les prélèvements de l'impôt cet accroissement de richesse [de la nation] eût été bien plus rapide" 298 .

C'est aussi le point de vue des saint-simoniens pour lesquels toute somme prélevée sur la production, par quelque moyen que ce soit, impôt ou emprunt, transite de la classe des travailleurs vers celle des oisifs : un tel transfert de revenu est une fatalité dans le système capitaliste. Seuls les travailleurs créent des richesses, nous l'avons souvent vu : ils faut donc qu'ils payent des charges, d'une façon ou d'une autre pour permettre aux oisifs qui ne produisent rien de disposer quand même d'un revenu pour vivre.

Enfantin, dans ce sens, va jusqu'à regretter que les dépenses publiques découragent les industriels et qu'elles freinent leurs initiatives : "la production s'arrête lorsque les charges imposées au travailleur lui ravissent une part considérable des fruits de sa peine" : à ce moment, "les dépenses sociales"ont un effet très négatif sur les richesses particulières" 299 .

Ce transfert est particulièrement scandaleux, pensent-il, lorsque l'Etat se sert de l'argent des impôts, "un prélèvement forcé" 300 , que les travailleurs ont payés, pour verser aux rentiers les intérêts liés aux titres de l'emprunt public que ces derniers ont achetés.

Et cette stratégie financière qui consiste à payer les intérêts de la dette publique à partir des impôts est, précisément, celle que suit avec entêtement la caisse d'amortissement, que ce soit en France ou en Angleterre. C'est pourquoi les saint-simoniens, comme Ricardo d'ailleurs, sont extrêmement hostiles à cette institution qui a joué un rôle financier très important pendant la première moitié à peu près du XIXe siècle : nous verrons plus loin les critiques qu'ils lui adressent.

Nous avons constaté une identité de vues assez large entre Ricardo et les saint-simoniens, nous avons vu que ces derniers reconnaissaient en partie l'héritage classique, et que dans une certaine mesure, même, ils le revendiquaient. Mais après avoir signalé les apports de Ricardo, qu'ils pouvaient reprendre à leur compte sur la question de la répartition et sur l'organisation des conditions de cette répartition par l'Etat, ils insistent surtout, par l'intermédiaire d'Enfantin, sur ce qui les oppose. Au- delà de ce qui peut les rapprocher, les saint-simoniens privilégient l'emprunt pour financer les dépenses publiques alors que Ricardo privilégie l'impôt : cette divergence est la conséquence d'une profonde opposition doctrinale.

Notes
295.

D. Ricardo, op. cit., p. 216.

296.

P. Enfantin, "art. cit.", Le Producteur, t. III, n°2, p. 228. Comme l'écrit Lucette Le Van-Lemesle, " la majorité des milieux d'affaire français [au XIX e siècle] était protectionniste. […] Or le terme 'd'économiste' est synonyme de partisan du libéralisme. L'économie politique équivaut […] à la pensée d'Adam Smith ou, plus précisément à celle de J.-B. Say" (in L'économie politique en France au XIX e siècle, ss la dir. de Y. Breton et M. Lutfalla, Economica, 1991, p. 356). Dans ces conditions, cela pouvait passer pour une marque de distinction de manifester sa divergence avec le point de vue commun en se référant aux idées des économistes en question. Il faut souligner, toutefois, que la critique des prélèvements publics par Ricardo s'applique à toutes les sociétés possibles et recouvre ainsi une portée universelle alors que la critique d'Enfantin se limite aux sociétés fondées sur l'exploitation des travailleurs, qui entretiennent une classe parasitaire vivant de ces prélèvements. A la différence de celle des classiques, la critique sociale des saint-simoniens, nous le voyons une nouvelle fois s'exprime dans un contexte institutionnel donné.

297.

D. Ricardo, op. cit., p. 131.

298.

Idem., p. 132. Ricardo critique dans ce passage la pression fiscale très forte exercée par le gouvernement anglais pendant les guerres napoléoniennes et dénonce les graves conséquences déflationnistes de cette fiscalité. Il reconnaît toutefois que la production de l'Angleterre a, malgré tout, beaucoup augmenté au cours de cette période : "Malgré l'énorme dépense que le gouvernement anglais a faite pendant les vingt dernières années, il paraît certain que cette déperdition de richesse a été plus que compensée par l'augmentation de la production nationale." Cette augmentation de la production est très heureuse pour Ricardo car elle a permis à l'Angleterre de limiter les dégâtset d'échapper au cercle vicieux de la déflation.

299.

P. Enfantin, "art. cit.", Le Producteur, t. III, n° 2, p. 229.

300.

Idem, p. 232.