Ricardo accorde sa préférence à l'impôt comme moyen de financement des dépenses publiques. Il estime que "le système des emprunts [...] est un système qui tend à nous rendre moins industrieux, à nous aveugler sur notre situation" 301 .
Il exprime, par là, la méfiance des classiques envers l'endettement, une solution de facilité dangereuse à leurs yeux parce qu'elle hypothèque l'avenir : "un pays qui a laissé une grande dette s'accumuler, se trouve placé dans une situation artificielle" 302 .
Un emprunt public ne peut, selon Ricardo, avoir de retombées positives : il est improductif, par nature puisqu'il soustrait, comme l'impôt, des capitaux au financement de l'activité industrielle : les sommes collectées au titre de l'emprunt ne sont plus disponibles pour financer les investissements productifs des industriels, comme nous l'avons déjà vu 303 .
Pour Ricardo, l'incidence du choix entre l'impôt ou l'emprunt est neutre du point de vue du revenu global. Mais à côté de cela, la préférence accordée à l'emprunt est pour lui très discutable du point de vue de la justice sociale. Ricardo, en effet, regrette le transfert de revenu des industriels contribuables vers les rentiers titulaires des titres de l'emprunt public. "Le million annuel qu'on paye par des impôts pour payer les intérêts de cet emprunt, ne fait que passer des mains de ceux qui le paient dans celles de ceux qui le reçoivent, des mains du contribuables dans celles du créancier de l'Etat" 304 .
Mais le plus grave pour lui, est sans doute que l'emprunt reproduit, chaque année qui suit son émission, ses effets contre-productifs puisque l'Etat est obligé de prélever de nouveaux impôts ou encore d'épargner sur ses propres dépenses, ce qui revient au même du point de vue de la production des richesses. Ricardo raisonne à partir de l'exemple où un Etat qui doit financer une guerre a le choix entre l'impôt et l'emprunt : il explique que l'impôt exerce une ponction brutale sur le revenu des particuliers qui subissent un appauvrissement immédiat et qu'il nécessite un effort d'épargne très pénible ; il explique par la suite que l'emprunt n'apporte qu'une solution illusoire puisque, d'une part, les particuliers sont de toute façon privés de la même somme dont ils ne disposent pas davantage et que d'autre part la collectivité doit perpétuer son effort pendant de longues années pour rembourser les annuités de la dette.
Ainsi les sommes correspondant au montant de l'emprunt et aux intérêts annuels sont perdues pour l'investissement productif. Le seul conseil de politique économique dispensé par Ricardo sur cette question est d'épargner la plus large part du revenu afin d'investir et de pouvoir ainsi bénéficier d'un enrichissement ultérieur. "Ce n'est que par des économies sur le revenu et en réduisant les dépenses que le capital national peut s'accroître [...]. C'est la profusion des dépenses du gouvernement et des particuliers, ce sont les emprunts qui appauvrissent un pays" 306 .
Ricardo n'établit pas de distinction entre la sphère privée et la sphère publique : pour lui un emprunt émis par l'Etat ne diffère en rien d'un emprunt émis par un particulier : il est d'une nature identique et il a les mêmes effets.
C'est sur ce point précisément que l'analyse des saint-simoniens diverge de celle de Ricardo : ils opposent une logique macro-économique au raisonnement micro-économique de ce dernier. Un emprunt public est très différent d'un emprunt privé : il peut avoir des conséquences très positives sur le fonctionnement de l'économie en général ; dans une telle optique il peut déclencher, dirions-nous aujourd'hui, des externalités positives. C'est pourquoi l'emprunt, aux yeux des saint-simoniens, est de loin préférable à l'impôt comme moyen de financement des dépenses publiques. Il faut seulement, de ce point de vue, être très attentif aux modalités de son émission et de son organisation : quels doivent être les objectifs prioritaires de cet emprunt et comment doit-il être organisé ? C'est précisément sur les principes régissant son émission et son organisation que porte en grande partie la réflexion financière des saint-simoniens.
Ricardo, op. cit., p. 218. Cette citation est extraite du chapitre XVII dans lequel Ricardo, nous l'avons dit (voir supra n. 2, p. 107) se demande laquelle des deux solutions, l'impôt ou l'emprunt est la moins coûteuse pour financer une guerre : il arrive à la conclusion que les deux méthodes sont équivalentes et qu'elles exercent un prélèvement identique sur la production et qu'elles entraînent la même diminution de la richesse nationale. La seule différence est que l'emprunt occasionne un déplacement des revenus de ceux qui payent les intérêts, vers ceux qui les perçoivent : et on retrouve alors les inconvénients liés aux impôts qui frappent les industriels.
Idem., p. 219. Les guerres révolutionnaires et napoléoniennes ont causé de graves perturbations aux finances publiques du Royaume-Uni. Le financement de ces guerres fut très lourd pour tous les pays européens, mais les anglais portèrent à cette question une attention particulière : ils estimaient ces dépenses catastrophiques pour l'équilibre des finances publiques. Enfantin trouve exagérée cette inquiétude suscitée, en Angleterre, par la dette publique. Il estime, pour sa part, que son montant est surestimé et que sa gravité est exagérée : pour justifier son point de vue, il s'appuie sur les calculs de la Edinburgh Review (Le Producteur, t. III, n° 2, p. 228), d'après lesquels, le coût des emprunts, destinés à financer ces guerres a représenté l'équivalent de 3,7 milliards de francs pour le budget britannique : une telle somme, à son avis, est très supportable pour les finances publiques de ce pays. Si on convertit cette somme en livres sterling en retenant le cours de 25,19 francs pour 1 livre qui correspond à la parité entre les deux monnaies avant 1914, même si le change avait un peu baissé au détriment de la livre vers 1810, de 20 % à peu près, (cf. Crouzet, op. cit., p. 906, graphique L), on obtient un montant approximatif de 150 millions de livres. Si on rapporte ce chiffre au montant des exportations anglaises, 40 millions de livres par an à peu près en moyenne pour la période 1802-1812, d'après les estimations de F. Crouzet (op. cit., p. 883), on peut dire que le coût total des guerres napoléoniennes pour l'Angleterre a représenté l'équivalent de 4 ans et demi d'exportations : de fait, les dépenses extérieures du gouvernement britannique étaient restées limitées depuis le début de ces guerres, toujours inférieures à 10 millions de livres par an, pour dépasser cette somme seulement à partir de 1811 et culminer à 20 millions en 1813.
Cf. supra, n. 2 p. 107 et n. 1 p. 110.
D. Ricardo, op. cit. p. 216. Nous voyons, dans cette citation, que Ricardo utilise le concept de rente dans un sens restrictif puisqu'il le réserve aux seuls titulaires de revenus fonciers : il parle, en effet, de créanciers de l'Etat, et non de rentiers de l'Etat, à la différence des saint-simoniens qui étendent cette notion de rente à tous les revenus distribués aux oisifs. Ricardo, d'ailleurs, précise dans les Principes (op. cit., p. 58) le sens qu'il donne à ce concept : "quand je parlerai de rente dans la suite de cet ouvrage, je ne désignerai que ce que le fermier paie au propriétaire pour le droit d'exploiter les facultés primitives et indestructibles du sol".
Ibid., p. 218.