b - Préférence des saint-simoniens pour l'emprunt : critique de Ricardo et des économistes classiques.

Lorsqu'en Angleterre, l'urgence se fait sentir de payer les dépenses occasionnées par les guerres napoléoniennes, Ricardo, nous l'avons vu, exprime une préférence marquée pour l'impôt comme moyen de financement de ces dépenses et il fait preuve, au contraire, d'une grande méfiance envers l'emprunt. Un tel choix financier est logique de la part d'un économiste qui s'est montré un partisan convaincu de la théorie quantitative dans sa version la plus stricte, redoutant par dessus tout les dérèglements monétaires liés à la création trop abondante de monnaie 307 .

Les saint-simoniens, au contraire, affichent une préférence sans restriction pour l'emprunt. Enfantin déjà, nous l'avons vu, avait entamé sur cette question dans les colonnes du Producteur une discussion avec les auteurs ricardiens de la Edinburgh Review 308 . Cinq ans plus tard, le Globe reprend le même débat, et pour donner du poids à son analyse, il cherche à polémiqueravec M Anisson Dupéron, chez lequel il pense discerner un des principaux disciples de Ricardo en France. Il est assez surprenant, à cet endroit, de constater que les saint-simoniens repèrent une influence ricardienne chez certains économistes français 309 . Sans doute pensent-ils que l'existence d'un tel courant en France donnerait l'impression d'une polémique fructueuse avec une école renommée et renforcerait par contrecoup la notoriété de leur propre analyse : c'est en effet un moyen avéré, pour un courant de pensée, d'affirmer son existence théorique en s'opposant à un adversaire reconnu.

Mais, alors que Ricardo et ses disciples envisagent un équilibre statique, purement comptable, les saint-simoniens comptent sur la dynamique des forces humaines pour faire évoluer la société vers un ordre plus juste. Il s'agit pour eux de changer le rapport social des forces dans un sens favorable aux travailleurs et inlassablement, ils rappellent que cette transforme sociale constitue l'objectif prioritaire des économistes de leur temps : "tous les problèmes financiers [doivent] être résolus d'après ce principe, résumé de la moralité de notre époque" 311 .

Or l'impôt, estiment-ils, est un instrument inadapté pour transformer la structure sociale existante et pour contribuer à la mission morale qu'ils se fixent pour objectif : "l'impôt frappe aveuglément et l'oisif et le travailleur" 312 . L'impôt exige de tous une contribution identique et c'est pourquoi il est incapable de modifier les parts respectives détenues par les deux classes opposées dans la structure sociale existante et de transformer par conséquent la répartition inéquitable des richesses. L'emprunt au contraire doit permettre de tendre vers ce but car il demande à chacun de participer au financement des biens collectifs en fonction de sa propre capacité contributive : "l'introduction du système de crédit public [est] à l'origine de nouveaux rapports entre les deux classes qui se partagent encore la société, les propriétaires oisifs et les travailleurs" 313 . Comme dans la pratique, la classe des rentiers possède encore la plus grande part des richesses disponibles, c'est elle qui sera sollicitée en priorité pour assurer le financement des dépenses publiques dont les effets, si du moins leur choix est judicieux, seront également favorables pour tous : ainsi, par le moyen de l'emprunt public, une seule classe finance des dépenses qui profitent également à toutes ; l'emprunt est bien par conséquent un puissant moyen de redistribution pour les saint-simoniens.

Les saint-simoniens prennent part au débat théorique sur la question budgétaire : le choix de l'impôt ou de l'emprunt comme moyen de financement privilégié des dépenses publiques a des implications très intéressantes en matière de politique monétaire, nous le verrons plus tard, puisqu'un gouvernement qui propose un recours assez large à l'emprunt public accepte de fait une création monétaire abondante pour financer un budget dépensier. Pour l'heure, nous allons préciser les raisons du choix théorique des saint-simoniens en faveur de l'emprunt plutôt que de l'impôt pour assurer les recettes budgétaires : ils reprochent en effet au système fiscal de leur époque reposant essentiellement sur l'impôt d'être injuste et inégalitaire ; ils estiment au contraire que le recours à l'emprunt contribue à construire une société plus harmonieuse dans la mesure où il permet de développer les relations de confiance entre les individus. Outre sa plus grande équité en matière de redistribution des revenus, les saint-simoniens lui attribuent aussi une plus grande efficacité du point de vue de la production des richesses. Nous allons, par conséquent, essayer d'expliquer plus précisément les vertus comparées de l'impôt et de l'emprunt dans une perspective saint-simonienne et nous montrerons en particulier que l'emprunt est un instrument très propice pour provoquer la baisse du taux d'intérêt : or nous savons que cette baisse du taux d'intérêt représente l'évolution la plus favorable qu'il est possible d'envisager du point de vue des travailleurs.

Notes
307.

Des tensions inflationnistes apparaissent en Grande-Bretagne à partir de 1808 et les partisans du Bullion Report en rendent responsable la suspension de la convertibilité de la livre décrétée en 1797. Parmi les partisans du Bullion Commitee, Ricardo se signale par une opposition intransigeante à la création de papier-monnaie. Même si, comme le fait remarquer Ch. Rist (op. cit., p. 150 et sq.) , son analyse n'est pas dominante au sein du groupe bullionniste dont le point de vue l'emporte avec la signature du Bullion Report en 1811, elle n'en entraîne pas moins un infléchissement décisif et durable de la politique monétaire de l'Angleterre dans un sens très restrictif. L'interprétation ricardienne extrême de la théorie quantitative réapparaît dans la position du Currency Principle lors de la controverse des Banking et Currency Principles qui se termine en 1844, avec la signature du Bank charter Act, par la victoire du Currency et par conséquent de Ricardo.

308.

Voir supra, n. 2, p. 110.

309.

Une telle influence, en effet, a rarement été repérée. C'est son absence, au contraire, qui a le plus marqué les historiens de la pensée économique. Schumpeter, par exemple, écrit pour sa part que "la France, suivant sa propre tradition, a résisté à l'influence ricardienne plus que ne l'a fait aucun autre pays" (op. cit., t. II, p. 141) et il ne voit pas de disciple marquant de Ricardodans ce pays, à l'exception de Rossi [qui est] le seul exemple important si nous le désignons comme économiste français (id. p. 141). Cette controverse qui s'esquisse dans les colonnes du Globe permet de remettre ce jugement en question, au moins en partie, et elle montre, en tout cas, l'intérêt qu'il peut y avoir à étudier le courant saint-simonien pour l'histoire de la pensée économique.

311.

Idem.

312.

Ibid.

313.

Ibid.