b - L'emprunt peut-être l'instrument unique de la politique budgétaire.

Pour les saint-simoniens, nous l'avons vu, l'emprunt possède de nombreux avantages sur l'impôt. En premier lieu, il est plus juste et plus équitable puisqu'il mobilise le revenu de capitalistes fortunés au lieu de ponctionner le revenu de travailleurs besogneux. Il est ensuite beaucoup plus propice à la circulation des richesses et à leur production : comme il mobilise les revenus des riches oisifs, caractérisés par une propension à consommer élevée, il se substitue en grande partie à leur épargne ; au contraire, l'impôt obère les salaires beaucoup plus modestes des travailleurs, caractérisés par une forte propension à épargner, et il soustrait des sommes à la consommation en même temps qu'à la circulation.

Enfin, il présente l'avantage de la simplicité grâce à une facilité de perception bien plus grande que l'impôt : sa supériorité réside ainsi, en grande partie, dans le fait que son émission et son placement ne nécessitent pas des frais aussi élevés que la perception de l'impôt. C'est un avantage décisif pour Enfantin : "il y a avantage [dit-il] à remplacer le système des impôts par celui des emprunts [...] toutes les fois que les frais de perception seront plus considérables que l'intérêt des sommes nécessaire au gouvernement" 321 . Outre le fait que l'emprunt est plus juste que l'impôt et qu'il ne ponctionne pas aussi lourdement le pouvoir d'achat de la population laborieuse dans la mesure où il s'adresse au revenu des riches oisifs ayant une forte propension à épargner, sa supériorité réside aussi dans le fait que son émission et son placement ne nécessitent pas des frais aussi élevés que la perception de l'impôt.

Le recours généralisé à l'emprunt se traduit en premier lieu par une grande économie de moyens réalisée grâce à la disparition d'une administration fiscale très lourde chargée de multiples tâches qui se révèlent très coûteuses : parvenir à une bonne connaissance des revenus ; établir une assiette de l'impôt équitable ; assumer les tâches de perception pour encaisser effectivement les sommes dues par les particuliers au titre de l'impôt ; débusquer les dissimulateurs et les fraudeurs souvent très astucieux. Toutes ces tâches très coûteuses, qui nécessitent un personnel nombreux et une organisation complexe sont totalement improductives.

La disparition du système de l'impôt permettrait de réaliser une économie très importante de ressources financières. Elle permettrait aussi de réaliser une économie de ressources humaines car le nombreux personnel de l'administration fiscale serait beaucoup plus productif employé à des tâches bien plus profitables pour la collectivité. On peut ainsi être persuadé que la production de richesses socialement utiles se trouverait sans aucun doute largement accrue "si l'on observe en même temps de quel secours seraient les hommes qui consacrent aujourd'hui tout leur temps à des travaux qu'on regardera bientôt comme totalement inutiles" 323 .

L'économie des fonds publics se révèle encore plus avantageuse si on considère que, au titre de l'amortissement de la dette, les impôts servent en partie à rembourser des emprunts déjà placés : c'est le système absurde, pour les saint-simoniens, de la Caisse d'amortissement qui consiste à prélever des impôts pour rembourser un emprunt. Pour échapper à une organisation aussi inefficace à leurs yeux, et pour éviter un double emploi entre l'impôt et l'emprunt occasionnant une confusion très coûteuse, ils proposent de prélever toutes les recettes publiques à partir d'un emprunt perpétuel. Après quelques années de fonctionnement, cet emprunt perpétuel, espèrent-ils, pourrait apparaître, dans l'esprit de la population, comme l'équivalent d'un impôt volontaire.

Notes
321.

Ibid., p. 248. La tendance technocratique du courant saint-simonien transparaît nettement dans cette citation d'Enfantin qui établit un équilibre comptable scrupuleux accordant la plus grande attention à l'efficacité de la dépense publique.

323.

Ibid. 0n perçoit toujours, chez les saint-simoniens, la même prévention à l'égard des employés de la fonction publique qu'ils soupçonnent de bénéficier de sinécures grâce à la place privilégiée qu'ils occupent dans le système de relations sociales. Il n'est pas normal, estiment-ils, que les producteurs vivent dans le risque et l'incertitude pour percevoir des revenus aléatoires, alors que les employés de la fonction publique sont assurés de revenus stables et assez élevés pour un travail peu fatigant. Ils insistent beaucoup pour que les principes de la gestion privée s'appliquent aussi au fonctionnement de l'Etat : "il faut [...] que les gouvernemens imitent l'exemple des producteurs qui [...] renoncent aux dépenses de luxe sans but ; il faut qu'ils s'efforcent de produire le bien qu'on attend d'eux, avec le moins de dépenses possibles d'hommes" (Le Producteur, t. IV, p. 57). Comme, par ailleurs, les saint-simoniens conçoivent une économie très centralisée et très étatisée, nous sommes à la limite du paradoxe : nous verrons plus tard, en étudiant leur organisation de la banque et du crédit comment ils envisagent de le surmonter. Cette représentation de fonctionnaires privilégiés, accusés de dilapider l'argent public, était, il faut l'avouer, dans l'air du temps après la révolution de 1830. C'est en priorité sur les salaires des fonctionnaires que le budget de 1832 pensait pouvoir réaliser les économies qu'on le pressait de faire. Le commentaire de M. Marion à ce sujet est bien symptomatique de l'état d'esprit qui prévalait alors dans la population : "Les fonctionnaires étaient en effet très fortement menacés, surtout les haut fonctionnaires, voire même aussi les autres ; c'étaient eux qui semblaient devoir faire les frais du nouveau système administratif qu'un parti très fort, très agissant, était impatient de substituer à celui de la Restauration, accusé de tous les défauts, même de tous les vices. Les gros traitements, la multitude des employés, la pléthore bureaucratique, l'excès des pensions étaient dénoncés comme les causes de la misère générale, de l'oppression des contribuables, comme un scandaleux gaspillage qui devait prendre fin avec l'odieux régime qui l'avait installé et favorisé depuis 15 ans." (M. Marion, op. cit., p. 127).