a - Vers un emprunt perpétuel.

L'idée communément admise dans la première moitié du XIXe siècle est qu'une dette publique modérée est chose acceptable, mais que, trop élevée, elle est ruineuse pour l'Etat obligé de la rembourser : il est alors dangereux d'augmenter cette dette de manière inconsidérée. En 1826, déjà, dans un article du Producteur, Enfantin expose cette idée courante avant de la remettre en question : "ainsi, bien des personnes disent : une grande dette publique est ruineuse, mais une dette modérée est une bonne chose" 325 .

A partir du moment où on accepte l'idée qu'une dette publique, tant qu'elle ne dépasse pas certaines limites, peut avoir des conséquences positives sur l'activité économique en général, il faut de l'avis d'Enfantin, chercher à déterminer le montant optimal d'endettement, au delà duquel les effets négatifs de la dette l'emporteraient sur ses effets positifs : "Si cet accroissement était un obstacle à l'accroissement général du système d'emprunt, il faudrait au moins chercher dans quelles limites doit être renfermée la dette publique" 326 .

Or personne estime-t-il n'est parvenu à déterminer ce niveau et n'est d'ailleurs en mesure de le faire. Il ne faut pas, dans ces conditions, redouter un péril imaginaire et se priver des conséquences bénéfiques de l'emprunt public au nom d'un péril imaginaire qui ne repose sur aucun fondement sérieusement établi.

Si une dette publique importante ne présente pas de danger, il est possible, d'un point de vue saint-simonien, de pousser très loin l'endettement et de généraliser l'emprunt comme moyen de financement des dépenses publiques au détriment de l'impôt qui, à l'inverse, pourrait être totalement abandonné. Une telle idée, pense-t-il, est très intéressante car elle permettrait de tirer pleinement parti de l'avantage décisif de l'emprunt par rapport à l'impôt : bien appliquée, elle assurerait une affectation profitable aux capitaux dont les propriétaires oisifs ne savent que faire.

Ce système d'emprunt unique offrirait une solution radicale pour transférer les moyens de production entre les mains de producteurs. En même temps, ils déposséderaient les non-producteurs de manière relativement indolore : ces derniers pourraient même trouver un certain avantage à cette dépossession de fait ; les non-producteurs, en effet, attirés par la sécurité d'un emprunt garanti par le gouvernement, "tendraient à transformer leurs titres de propriété en coupons d'emprunt public, tandis que leurs propriétés actuelles passeraient dans les mains des exploitans qui en deviendraient acquéreurs" 329 .

Ainsi, les saint-simoniens veulent recourir à ce système d'emprunt unique sans qu'aucun obstacle ne vienne en restreindre l'application. Dans leur logique de mobilisation de la propriété industrielle et de transfert des biens de production entre les mains des travailleurs, il est difficile d'imaginer le remboursement du capital emprunté : après avoir déplacé le capital des oisifs vers les travailleurs à travers l'opération de crédit, il s'agirait, à travers cette opération de remboursement, du retour du capital des travailleurs vers les oisifs.

C'est pourquoi ils affirment qu'un gouvernement peut accumuler sans risque une dette très importante puisque c'est le remboursement même de cette dette qui constitue un risque en imposant un effort financier inutile aux travailleurs qui les oblige finalement à détruire leur outil de production pour parvenir à rembourser la dette.

Ainsi pour Enfantin, "un capital emprunté peut être constitué en dette perpétuelle" 330 . Il n'existe pas d'obstacle technique, en effet, à l'organisation d'un emprunt perpétuel. Si le capital d'un emprunt est remboursé, cela signifie que des moyens de production sont détruits : un remboursement dans ces conditions ne peut être que momentané, jusqu'à l'émission d'un nouveau crédit qui accorde de nouveaux instruments de travail aux industriels.

Par conséquent, "la restitution du capital [est] illusoire" 331 et les capitalistes en sont sans doute de plus en plus conscients ; ils n'attendent pas le remboursement de leur capital avec impatience puisque sa restitution les contraint à trouver à une nouvelle affectation pour leurs fonds redevenus disponibles. Il leur suffit que "le coupon d'emprunt [soit] négociable" 332 afin de pouvoir disposer de leur argent en cas de nécessité imprévue.

Dans la perspective saint-simonienne d'un emprunt perpétuel, la question de remboursement du capital ne présente pas de difficulté logiquement insurmontable par conséquent. Il reste alors à résoudre celle du versement des intérêts attachés à un tel emprunt.

Notes
325.

P. Enfantin, "De la circulation", Le Producteur, t. IV, n° 1, p. 57. Cette idée correspond à la gestion pragmatique des finances publiques par les gouvernements successifs de la Restauration qui se sont efforcés de maintenir la dette à un niveau estimé supportable : c'est le cas, en particulier, avec les tentatives de conversion de l'emprunt 5 % en emprunt 3 % envisagées par Villèle pour réduire le poids de la rente sur le budget de l'Etat.

326.

Idem.

329.

Ibid.

330.

P. Enfantin, "Du système d'emprunt comparé à celui des impôts", Le Producteur, t. III, n°2, p. 239. Avec leur idée d'emprunt perpétuel, les saint-simoniens développent leur critique de l'amortissement jusqu'à ses conséquences ultimes. Pour faire face après la révolution de 1830, aux difficultés de trésorerie du nouveau gouvernement, les saint-simoniens tentent, à partir des colonnes du Globe, d'appliquer leurs idées sur l'emprunt perpétuel en proposant de placer auprès de la population les titres d'un emprunt d'Etat pour un montant de 120 millions de francs. Les souscripteurs devaient obéir à des motivations patriotiques ; ils sont censés accorder une faible importance aux conditions de remboursement ainsi qu'au niveau de rémunération du capital prêté. Cette proposition d'un emprunt national a son origine dans une proposition formulée par Henri Rodrigues, le frère d'Olinde, dans un article paru dans le Globe le 4 avril 1831. Bien qu'il ait suscité une grande exaltation chez les partisans ainsi que chez les sympathisants de la Doctrine de Saint-Simon, cet emprunt national connût un succès mitigé et le mouvement d'effervescence fut peu durable. M. Marion porte un jugement sans équivoque sur le peu de succès rencontré par cette opération, même si on peut estimer qu'il se montre sévère envers les saint-simoniens pour lesquelles il éprouve peu de sympathie : "l'emprunt national, qui n'était au fond qu'une offrande patriotique, eut le sort inévitable de tous les dons patriotiques, c'est-à-dire fut un feu de paille qui jeta quelque temps un vif éclat mais ne dura point."(M. Marion, op. cit., p. 124).

331.

Ibid.

332.

Ibid. Il est encore plus important que les titres ne soient pas bloqués et que les capitalistes puissent récupérer leurs fonds s'il leur vient à l'esprit de changer leur condition d'oisif contre celle d'industriel et si à l'occasion de ce changement ils trouvent une affectation socialement utile pour leurs capitaux, car c'est à ce moment là, le corps social tout entier qui réalise un progrès très important avec la décroissance de l'oisiveté et la croissance du travail. "Lorsque l'emprunt est contracté, il est nécessaire que les titres de créance soient facilement négociables, pour que tout capitaliste puisse, s'il veut devenir industriel, faire substituer à ses droits un industriel qui désire se reposer ; mais ce remboursement individuel est le seul qu'il soit utile d'admettre ; il satisfait aux besoins réels de la société, puisqu'il tend à procurer toujours aux capitaux l'emploi le plus productif".(idem, p. 238)