b - Vers un taux d'intérêt zéro.

La solution proposée pour verser un intérêt annuel aux détenteurs des titres de l'emprunt perpétuel va dans le même sens que la solution relative au remboursement éventuel du capital prêté.

Comme l'Etat est un débiteur solvable offrant des garanties très solides, et comme d'autre part, l'économie stimulée par l'emprunt public connaît une croissance forte de la production, il ne faut pas craindre d'émettre de nouveaux emprunts car ces derniers bénéficient d'une contrepartie réelle avec l'accroissement des richesses créées. Aussi le gouvernement peut-il envisager d'émettre de nouveaux emprunts pour payer les intérêts : le risque d'une demande de remboursement de ces nouveaux titres ne sera pas plus grand que pour le capital initial de la dette perpétuelle 334 .

Cette dette publique perpétuelle est le moyen privilégié par excellence pour vérifier les idées saint-simoniennes sur le crédit. Enfantin construit un raisonnement par l'absurde pour apporter la preuve que cette dette publique perpétuelle doit se traduire par une très forte baisse du taux d'intérêt : il met en évidence les conséquences fâcheuses d'un tel système et il montre que ces conséquences catastrophiques n'ont aucune chance de voir le jour car leur réalisation entraînerait des perturbations trop graves qui déstabiliseraient toute l'organisation économique.

Par le jeu des intérêts cumulés, la classe des rentiers d'Etat souscripteurs de la dette publique détiendrait à terme une fortune colossale :"le mode d'emprunt progressif constituerait une classe qui posséderait au bout de quelques siècles une fortune plus considérable que la valeur de la terre entière" 335 .

Mais cette fortune précisément est trop grande pour qu'on puisse seulement imaginer son existence. Une fortune aussi colossale n'a en fait aucune chance de voir le jour. Les détracteurs de l'emprunt perpétuel qui utilisent cet argument d'une fortune incommensurable raisonnent dans le cadre d'un état stationnaire avec des ressources limitées et une production constante.

Or, les saint-simoniens n'acceptent pas ce concept d'état stationnaire et ils raisonnent pour leur part en terme de croissance économique : à long terme, estiment-ils, le développement, avec la croissance de la production, permet de faire reculer la pénurie, la pénurie des capitaux en particulier grâce à l'organisation du crédit, et ce mouvement de long terme entraîne automatiquement une baisse du taux d'intérêt.

La baisse du taux d'intérêt est la seule explication qui permette de dénouer logiquement le paradoxe d'uncapital quelconque placé à intérêt composé pour financer la dette publique qui ne devienne inexorablement propriétaire de toute la nation. Par conséquent la baisse du taux d'intérêt est inévitable et il est impossible de douter de sa réalisation.

Pour Enfantin, il est inévitable, par conséquent, que la croissance du capital, liée au développement général de la richesse, se traduise par une baisse très importante du taux d'intérêt : c'est une nécessité historique d'une logique implacable.

Ainsi les capitalistes avancent à l'Etat des fonds dont ils ne demanderont jamais le remboursement puisqu'ils ne peuvent envisager de prêteur offrant de meilleure garantie que celui-ci. Comme, en outre, cette garantie est très solide, ils sont assurés du maintien de la valeur de leur capital et ils se contentent d'un intérêt très faible qui va jusqu'à tendre vers un taux zéro. Nous sommes ainsi dans la situation saint-simonienne où les capitalistes plutôt que de payer des impôts proposent à l'Etat de lui prêter leur fonds contre la garantie que ceux-ci garderont toute leur valeur : une telle forme d'emprunt peut alors être assimilée à un impôt volontaire.

Notes
334.

Cette idée d'un accroissement ininterrompu de la dette perpétuelle est indissociable da la théorie saint-simonienne du crédit que nous étudierons plus tard. Il nous suffit de signaler ici que, dans l'esprit d'Enfantin, une dette perpétuelle toujours plus importante doit être couverte par une mobilisation progressive de la propriété foncière. "Cet accroissement rapide des titres de crédit mérite quelques éclaircissements. Nous avons déjà remarqué, dans ce journal, que la propriété foncière tendait chaque jour de plus en plus à se mobiliser" (ibid., p. 240).

335.

Ibid., p. 245. Pour construire ce raisonnement irréel, Enfantin se réfère à "la conclusion [absurde] à laquelle le docteur Price arrivait avec sa formule qui lui prouvait qu'un sou placé à intérêt le jour de la naissance Jésus-Christ aurait produit, à notre époque, des globes d'or d'une dimension prodigieuse"(cf. supra, n. 3, p. 98).