c - Comment un emprunt perpétuel peut être assimilé à impôt volontaire.

Les deux étapes successives de l'établissement d'un système fiscal fondé sur l'impôt volontaire sont en premier lieu la substitution généralisée de l'emprunt à l'impôt, et en second lieu la baisse progressive de l'intérêt allant jusqu'à tendre vers le taux zéro.

Comme moyen de financement des dépenses publiques, l'emprunt, nous l'avons vu, est préférable à l'impôt d'après les saint-simoniens. Le recours à l'emprunt en lieu et place de l'impôt symbolise en effet la "substitution du mode de crédit à l'empire de la force" 339 : l'individu qui prête de l'argent à l'Etat agit de son plein gré, mû seulement par sa confiance en la capacité de remboursement de l'emprunteur. Une décision de prêt relève d'un acte libre contenant en germe l'idée d'une participation volontaire au financement des dépenses publiques. Pour Enfantin, il n'existe pas d'obstacle insurmontable à un montage aussi avantageux pour les finances publiques d'un Etat au service des travailleurs : cet "acheminement [...] vers l'impôt volontaire [...] présenterait beaucoup moins de difficultés qu'on ne l'imagine" 340 .

Pourtant, même s'il n'existe pas d'obstacle insurmontable, ce progrès décisif reste entravé par le versement aux créanciers de l'Etat d'un taux d'intérêt nécessairement prélevé sur les richesses produites par les industriels à partir de leur travail. Avec la généralisation de l'emprunt public faisant appel à la contribution des capitalistes, les travailleurs ne payent plus directement de taxes, certes, mais ils supportent toujours, indirectement, un prélèvement sous la forme d'un intérêt qui représente "l'impôt le plus lourd et le plus onéreux" 341 , le plus insidieux en tout cas.

La solution idéale vers laquelle il faut tendre, pour les saint-simoniens, est celle d'un emprunt public, comme unique source de financement de l'Etat, dégagé de toute contrainte de remboursement et de tout versement d'un intérêt : dégagé de ces deux contraintes, en effet, remboursement du capital à une date fixée et versement périodique d'un intérêt, un emprunt public pourra prendre l'apparence d'un financement indolore ou d'un impôt volontaire.

Enfantin explique comment "un capital emprunté peut être constitué en dette perpétuelle" 342 :plutôtque de lever de nouveaux impôts pour rembourser la dette, il vaut mieux, dit-il, la refinancer perpétuellement par de nouveaux emprunts.

I. Péreire émet la même idée lorsqu'il présente comme le stade ultime du développement des formes monétaires "les titres d'emprunt non remboursables [...] au moyen desquels les gouvernements font des emprunts définitifs" 343 .

Le deuxième obstacle à l'évolution vers un impôt volontaire réside dans la persistance du taux d'intérêt. L'emprunt est préférable à l'impôt et l'évolution vers un système financier fondé sur l'emprunt est très favorable pour les travailleurs, nous l'avons vu, mais elle est encore bloquée par la subsistance d'un intérêt toujours prélevé sur les produits du travail.

Cette incompatibilité logique entre un système généralisé d'emprunt public permettant aux travailleurs d'échapper au prélèvement fiscal et le maintien du taux d'intérêt, qui induit un prélèvement déguisé sur les produits du travail, doit cependant disparaître automatiquement lors du processus de développement industriel, comme, nous l'avons vu, Enfantin le démontre. 344

Ainsi, l'emprunt public, en se généralisant, doit se transformer en impôt volontaire, à la double condition que, grâce à un rééchelonnement de la dette à l'infini, il ne nécessite pas de remboursement du capital, et que, grâce à la baisse inéluctable du loyer de l'argent, il n'entraîne pas le versement d'un taux d'intérêt significatif.

Notes
339.

P. Enfantin, "De la circulation", Le Producteur, t. IV, n° 1, p. 56.

340.

P. Enfantin, "Du système d'emprunt comparé à celui des impôts", Le Producteur, t. III, n° 2, p. 246.

341.

"Du système d'économie", Le Globe, 23 août 1831. Affirmer que le taux d'intérêt est l'impôt le plus lourd n'est pas très compatible avec l'idée que l'emprunt public assorti d'un intérêt représente, dans l'évolution des formes des prélèvements obligatoires, un progrès essentiel par rapport à la violence de l'impôt. Confrontés, avec la parution du Globe, à une tâche de propagande quotidienne exténuante, les saint-simoniens ne sont pas toujours parvenus à maintenir une ligne théorique cohérente dans cette publication. Ainsi l'auteur de cet article du Globe n'a pas pensé à concilier la critique fondamentale du taux d'intérêt comme revenu de l'oisiveté avec l'idée que cet instrument, détourné de sa fonction originelle pouvait être mis à profit par l'Etat pour soulager les travailleurs du fardeau de l'impôt grâce à son remplacement par l'emprunt public. Au delà de cette remarque sur la cohérence théorique parfois un peu approximative de l'analyse saint-simonienne, il faut aussi rappeler que le contexte institutionnel en est un élément fondamental : ainsi le taux est un instrument d'aliénation dans une économie dirigée par les rentiers ; il peut être un instrument de libération dans une économie dirigée par les travailleurs.

342.

P. Enfantin, "Du système d'emprunt comparé à celui des impôts", Le Producteur, t. III, n° 2, p. 239.

343.

Isaac Pereire, "Leçons sur l'industrie, quatrième leçon", Le Globe, 13 novembre 1831. Afin que ces titres d'emprunt libérés de la contrainte de remboursement puissent exister, l'évolution de l'organisation financière doit aller de pair avec l'évolution de l'organisation monétaire et des formes de la monnaie. Ce dernier aspect constitue un point capital de la réflexion des saint-simoniens : nous l'étudierons ultérieurement lorsque nous aborderons la question de la politique monétaire contracyclique préconisée par les saint-simoniens.

344.

Voir supra p. 95-97.