CONCLUSION DU CHAPITRE I.

Pour les saint-simoniens, le taux d'intérêt est la variable essentielle qui détermine toutes les autres et qui permet de comprendre le fonctionnement du système. Dans la tradition économique française du XVIIIe siècle les individus appartiennent à une classe sociale en fonction de la manière dont ils contribuent à la production des richesses. Les saint-simoniens ont radicalisé l'analyse de classe des physiocrates : c'est pour eux le travail et non plus la terre qui crée la richesse. La classe des travailleurs se compose de tous ceux qui produisent des richesses.

Pour mettre en œuvre le processus productif, des avances leur sont nécessaires. Or ils ne possèdent rien et ils dépendent par conséquent des oisifs qui, possédant le capital, ou les richesses accumulées, peuvent vivre sans travailler. Les oisifs avancent ainsi le capital aux travailleurs : ce capital est un instrument de rapport pour les uns et un instrument de travail pour les autres. C'est le taux d'intérêt qui exprime la relation financière entre les deux classes sur laquelle repose le fonctionnement du système : plus le taux d'intérêt est élevé, plus le remboursement des avances est lourd et plus elles coûtent cher aux travailleurs ; c'est l'inverse lorsque le taux d'intérêt est faible.

Le rôle des banquiers dans ces conditions est très important. Ils sont des intermédiaires indispensables aux travailleurs qui veulent avoir accès aux instruments de travail, les avances productives, ainsi qu'aux oisifs qui veulent placer leur capital pour disposer d'un rendement. Ils peuvent mettre leur situation à profit pour favoriser la baisse du taux d'intérêt, autrement dit pour faciliter le transfert des richesses en direction des travailleurs. C'est pourquoi les banquiers, aux yeux des saint-simoniens, sont les premiers des industriels puisque, non seulement, ils travaillent, mais qu'ils travaillent en outre au financement de l'industrie : grâce à eux les travailleurs sont crédités aux meilleures conditions possibles, c'est à dire aux taux d'intérêt les plus bas.

Comme l'industrie de la banque est en passe de réaliser de grands progrès grâce à l'activité de banquiers éclairés, le taux d'intérêt connaît sur le long terme une tendance marquée à la baisse. Si on transpose la question du financement de l'activité au domaine des finances publiques, lorsqu'il s'agit d'assurer le fonctionnement de l'Etat un acteur très important du système industriel puisqu'il doit organiser l'activité dans l'intérêt des travailleurs, les saint-simoniens retiennent la conclusion que le financement par l'emprunt est préférable au financement par l'impôt pour mettre à profit la baisse tendancielle du taux d'intérêt : ils critiquent alors la Caisse d'amortissement telle qu'elle fonctionne en France sous la Restauration.

A partir de cette comparaison entre les avantages de l'impôt et ceux de l'emprunt comme moyen de financement des dépenses publiques, les saint-simoniens proposent une théorie de la répartition qu'ils opposent à celle de Ricardo. Nous pouvons résumer leur théorie de la manière suivante

Les émissions successives d'emprunt donnent lieu à des flux continuels de revenus. Grâce à ces flux, l'Etat dispose d'une aisance monétaire qui lui permet de financer le développement de l'économie. On constate parallèlement à ce développement économique une baisse sensible du taux d'intérêt : de la sorte il n'y a pas de risque d'avoir une croissance exponentielle de la dette. Et de toute façon la dette augmente moins vite que la production des richesses. Le risque de non-remboursement est très faible car la dette qui augmente peu est gagée sur des richesses réelles produites en quantités de plus en plus grandes : elle est par conséquent de plus en plus sécurisée, ce qui incite les propriétaires à prêter leurs capitaux pour des périodes de plus en plus longues et à ne demander leur remboursement qu'en cas de besoin impérieux de liquidités.

Pour Enfantin, l'impôt volontaire est le régime fiscal idéal, caractéristique de l'association des travailleurs. Il constitue un objectif à long terme certes mais qui n'est pas utopique à ses yeux, puisqu'il est l'aboutissement logique de la baisse de l'intérêt vers le taux zéro : il doit prendre place dans le cadre d'une économie monétaire avec la monétisation des créances publiques ayant pour contrepartie réelle l'augmentation de la production induite par l'émission de crédit ; le gouvernement collecte l'épargne disponible pour la prêter aux travailleurs, il signe aux créanciers de l'Etat des reconnaissances de dettes qui pourront à leur tour être utilisées pour acheter la production supplémentaire dérivée des nouveaux crédits. Le Trésor public est alors un acteur incontournable : comme il gère des sommes colossales il peut influencer l'ensemble de la circulation.

Par ailleurs les flux continuels de revenu dont nous avons parlé s'inscrivent dans le cadre d'une économie monétaire qui est une autre dimension fondamentale de l'analyse saint-simonienne. La théorie de la circulation des saint-simoniens est indissociable de leur théorie de la répartition, et le taux d'intérêt est au cœur de la circulation des richesses comme il est au cœur de leur répartition.