CHAPITRE II - TAUX D'INTERET ET CIRCULATION.

INTRODUCTION DU CHAPITRE II.

On rencontre au cours de l'histoire du mouvement saint-simonien des différences de vue sensibles sur les questions de la religion ou de l'organisation de l'Eglise du fait qu'il n'a pas toujours existé au sein du groupe un chef de file incontesté pour imposer son interprétation de l'œuvre de Saint-Simon : Enfantin, inlassablement, tenta bien d'imposer son ascendant, mais de nombreuses oppositions et des schismes assez fréquents ont constamment remis celui-ci en question.

La dimension économique de la doctrine, de la même manière, n'a pas toujours donné l'apparence d'un bloc monolithique et des divergences entre les disciples de Saint-Simon ont pu apparaître dans la représentation des phénomènes économiques ou dans le choix des concepts théoriques. Le plus important, toutefois, est qu'on voit se dessiner, au-delà des différences de vue, les contours d'une théorie du circuit et la formation d'une analyse monétaire : cette tentative pour perpétuer une analyse monétaire est un aspect très intéressant de la doctrine saint-simonienne qui se constitue dans les années qui suivent la mort de Saint-Simon, en 1825.

Comme le remarque R. Barre dans la préface qu'il écrivit à l'Histoire de l'analyse économique, Schumpeter porte un grand intérêt à cette analyse monétaire dont il fait remonter les principales racines à la tradition économique française du XVIIIe : "[Schumpeter] attache une importance particulière aux économistes de la seconde moitié du XVIII e siècle, qui vont formuler les premières analyses du processus économique global" 346 , avec des auteurs comme "Boisguilbert, Cantillon, Quesnay et les physiocrates [qui] introduiront sous une forme voisine la conception du circuit économique" 347 , et chez lesquels "on voit aussi apparaître […] ce que l'on nomme aujourd'hui 'analyse monétaire'" 348 .

Cette analyse, constate Schumpeter, a disparu subitement à la fin du XVIIIe siècle, vaincue par l'analyse en termes réels qui s'est imposée pour une durée de plus d'un siècle : sa défaite totale provient, pense-t-il, de son incapacité à appréhender le sens économique de l'épargne et de l'intérêt. 349 Après "l'important intermède d'Analyse Monétaire" 350 dont parle Schumpeter, celle-ci, en effet, avait disparu du devant de la scène : de la fin du courant physiocratique à l'époque de la propagande saint-simonienne, une longue période de deux générations s'est écoulée pendant laquelle les économistes classiques anglais et les libéraux français, dans la mouvance de Jean-Baptiste Say, ont imposé de nouveaux concepts et une nouvelle représentation de l'économie ; ils ont fait prévaloir une analyse en termes réels avec la théorie quantitative de la monnaie et l'analyse monétaire a alors beaucoup régressé.

Or le projet saint-simonien tente précisément, nous semble-t-il, de remonter à la source d'une tradition économique française, déclinante depuis un demi-siècle, qui paraissait si féconde à Schumpeter. L'analyse des saint-simoniens nous semble très intéressante dans cette perspective car elle essaie de perpétuer la tradition de l'analyse monétaire dont parle Schumpeter : on peut même estimer qu'elle essaie de la renouveler dans une construction théorique cohérente. Elle nous semble même d'autant plus intéressante, qu'elle recentre le débat sur la question du taux d'intérêt qui, d'après Schumpeter, nous l'avons vu, constituait le point faible de "l'analyse monétaire" du XVIIIe siècle.

Les saint-simoniens veulent renouer avec la tradition physiocratique dont ils se réclament souvent, mais en même temps, ils croient fermement à l'idée du progrès dans l'histoire : progrès de la connaissance humaine en général et progrès de la pensée économique en particulier. De ce point de vue, les analyses des économistes postérieurs aux physiocrates leur apparaissent comme des découvertes conceptuelles très importantes pour une meilleure compréhension des phénomènes économiques. Sur la question du fermage, par exemple, Enfantin, dans un article du Producteur, veut mettre en évidence "le point défectueux de Smith et de Quesnay" et montrer les progrès que "la doctrine de Ricardo, dont les travaux ont puissamment contribué à éclaircir cette question" 351 a permis de réaliser.

Ainsi la démarche des saint-simoniens peut se résumer de la manière suivante : premièrement, ils veulent retrouver l'approche théorique des physiocrates en débarrassant leurs analyses de ce qu'ils considèrent comme des points défectueux ; deuxièmement ils veulent utiliser les idées, relatives à la circulation, apparues depuis l'époque des physiocrates pour les récupérer et les intégrer dans leur propre conception du circuit. Leur objectif est assez ambitieux, par conséquent, puisque pour l'atteindre, ils essaient de retrouver l'état d'esprit de leurs prédécesseurs, les physiocrates, en lui associant les découvertes conceptuelles réalisées depuis leur époque (section I).

Le fait que les saint-simoniens accordent une place aussi importante au taux d'intérêt représente un apport majeur de leur analyse monétaire : le taux d'intérêt en effet est un élément central de leur analyse qui oriente l'ensemble de la circulation. On peut alors estimer qu'ils font preuve d'une grande originalité conceptuelle en cherchant à intégrer une analyse dynamique du taux d'intérêt dans le cadre d'une théorie du circuit (section II).

De nombreuses références à, Necker, Quesnay, Turgot etc. montrent que les saint-simoniens accordent une grande importance aux économistes français du XVIIIe siècle. Ils veulent renouveler le débat qui s'était figé vers la fin de ce siècle : ils ont en particulier l'ambition d'ouvrir à nouveau le dossier sur l'expérience de Law dont l'échec avait sonné le glas d'une certaine conception d'une monnaie gérée envers laquelle ils éprouvent, comme Law, une grande attirance. C'est pourquoi ils essaient de faire le point sur les causes de cet échec afin d'en tirer les enseignements pour l'avenir et repenser les fondements d'un nouveau système de banque qui, cette fois, aurait tous les atouts pour réussir (section III).

Notes
346.

Raymond Barre, in J.-A. Schumpeter, Histoire de l'analyse économique, op. cit., Préface p. XIII.

347.

Idem

348.

Ibid.

349.

Schumpeter se demande "comment donc l'Analyse en Termes Réels l'emporta […] si aisément et si complètement ?". A son avis, "les deux principaux champs de bataille de sa victorieuse campagne [sont] la théorie de l'épargne et celle de l'intérêt". Plus généralement "toutefois, ajoute-t-il, la raison de la défaite, ou mieux de l'effondrement, de l'Analyse Monétaire dans les dernières décennies du XVIII e siècle doit être cherchée dans sa faiblesse" (J.-A. Schumpeter, op. cit., t. I, p. 403).

350.

J.A. Schumpeter, op. cit., t. I, p. 396. Le courant physiocratique a connu un succès considérable pendant le règne de Louis XIV. Les idées physiocratiques se sont ensuite diluées dans les connaissances générales de l'époque, mais elles ont encore exercé de façon diffuse une influence sensible sur le déroulement des événements révolutionnaires. On peut consulter à ce sujet le Dictionnaire critique de la révolution française, Flammarion 1988, publié sous la direction de Gérard Furet et Mona Ozouf, article "Physiocrates" de Pierre Rosanvallon, p. 813-820. L'idée que la terre constitue la source unique des richesses a sans doute constitué un obstacle irrémédiable pour une plus large diffusion des thèses physiocratiques à une époque où le secteur industriel se développait rapidement, et avec lui le courant industrialiste. On peut consulter sur cette question L'Etat de la révolution, La Découverte, 1988, publié sous la direction de Michel Vovelle : Philippe Steiner y explique que "la nouvelle école libérale […] pour chanter les vertus de l'industrialisme devait se débarrasser des physiocrates" (op. cit., p. 421-423). De nos jours, cependant, on s'attache bien davantage à leur analyse de l'activité économique comme une succession de flux de revenus sous forme de monnaie : c'est l'aspect de leur œuvre qui suscite l'intérêt des auteurs contemporains. En 1830, les saint-simoniens devaient encore démêler les différentes dimensions de l'œuvre des physiocrates pour en faire une présentation exhaustive. Il est remarquable qu'ils aient su discerner la richesse de leur analyse, encore mal perçue à leur époque, derrière les idées circulant ordinairement à son sujet.

351.

P. Enfantin, "Du système d'emprunt comparé à celui des impôts", Le Producteur, tome III, n° 2, p. 217.