B - Pertinence plus grande pour les saint-simoniens d'une analyse en termes de circuit que d'une analyse en termes de marché.

a - Le marché libéral n'est pas neutre.

La circulation de monnaie au sein de l'économie a pour corollaire la redistribution des richesses au sein du corps social. Les saint-simoniens sont d'accord avec Jean-Baptiste Say pour dire que l'échange est le phénomène le plus représentatif de l'activité économique. Mais au-delà de cette convergence, les conceptions saint-simoniennes et libérales de l'échange sont totalement différentes.

Pour les libéraux, l'échange exprime la quintessence du marché : il indique aux individus la conduite à suivre et le comportement à adopter pour retirer le maximum de bénéfices de leur stratégie et augmenter leur utilité personnelle. Les saint-simoniens ne sont pas du tout d'accord avec cette analyse. C'est à J.-B. Say, en premier lieu, qu'ils reprochent de l'avoir défendu car il est pour eux le représentant le plus éminent des économistes libéraux, "celui qui les résume à peu près tous" 359 .

Les saint-simoniens reconnaissent de nombreux mérites à J.-B. Say et aux autres économistes. Ils ont permis à la science économique, estiment-ils d'accomplir "des progrès véritablement merveilleux" 360 grâce à la lucidité de leurs analyses sur la production des richesses. Mais, ils pensent aussi que ces progrès sont restés trop isolés et ponctuels, et surtout que leurs auteurs leur ont assigné une fonction inacceptable : celle de justifier la situation sociale des propriétaires.

Si, comme le regrettent les saint-simoniens, l'évolution historique semble bloquée, à leur époque, par les propriétaires qui défendent leurs intérêts, c'est en partie à cause des économistes libéraux qui apportent leur soutien à ces propriétaires dans leur entreprise : en présentant comme normal et naturel un état de l'économie correspondant à un moment particulier de l'évolution historique, ils contribuent à le pérenniser et ils cautionnent ainsi une injustice fondamentale, l'exploitation des travailleurs par les oisifs, que les saint-simoniens, de leur côté, combattent sans relâche.

En proposant une présentation théorique d'une réalité injuste et perverse, les économistes lui fournissent une caution scientifique et contribuent à l'institutionnaliser : "De là résulte une perte énorme de forces, sous le triple rapport moral, théorique et pratique" 361 .

Lorsqu'ils présentent l'échange sur le marché comme un antagonisme salutaire entre des intérêts contradictoires, et l'équilibre qui en résulte comme le meilleur optimum réalisable à un moment donné, les libéraux valorisent les comportements individualistes les plus inadmissibles : en confortant la position sociale de ceux qui sont déjà les plus puissants, les propriétaires, de tels comportements aggravent l'injustice sociale et perpétuent l'état de guerre au sein de la société.

Notes
359.

Exposition de la Doctrine, p. 289.

360.

P. Enfantin, "Politique saint-simonienne. Les banques", Le Globe, 29 avril 1831.

361.

P. Enfantin, "Politique saint-simonienne. Les banques", Le Globe, 28 avril 1831. Sous ce triple rapport, les libérauxqui veulent évacuer la dimension politique de la réalité économique ne peuvent que développer une science approximative, réduite à l'apparence d'une théorie artificielle, négligeant les dimensions morale et pratique : cette vision incomplète de la société est nécessairement erronée. A ce sujet, les rédacteurs de l'Exposition de la Doctrine parlent en général des derniers économistes, comme des seuls qui font autorité aujourd'hui [Exposition de la doctrine, p. 295], mais ils visent en fait Jean-Baptiste Say. Dans un article du Producteur, "Considérations sur les progrès de l'économie politique, dans ses rapports avec l'organisation sociale" (t. IV, p. 373-389), Enfantin s'en était déjà pris à J.-B. Say pour son apolitisme. Il citait longuement, pour bien en faire sentir l'inanité, le passage du Traité d'économie politique dans lequel ce dernier entreprend de distinguer la politique proprement dite et l'économie politique : "les richesses sont essentiellement indépendantes de l'organisation politique. Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer s'il est bien administré." ("art. cit." p. 382). Du reste, il est difficile de mettre un nom, à part celui de Say, sur ceux que l'Exposition désigne comme les derniers économistes. Il est difficile de penser que les saint-simoniens taxent d'apolitisme les classiques anglais qui ont cherché à expliquer la répartition des richesses par les relations des différentes classes. Ricardo, d'ailleurs, a intégré le terme même de politique dans le titre de son ouvrage majeur.