Pour les saint-simoniens, au contraire, ce sont des relations de coopération qui, de façon normale et naturelle, doivent se nouer au cours de l'échange. C'est le déroulement logique d'une telle évolution que présente Isaac Péreire dans la deuxième partie de la première leçon sur l'industrie qu'il prononce à l'Athénée 363 : sous l'effet du progrès économique, la production industrielle augmente et la circulation des richesses s'accélère. Les échanges sont ainsi de plus en plus nombreux et les participants à ces échanges nouent des liens de plus en plus étroits. A l'occasion de ce processus de la circulation des richesses, les individus apprennent ainsi à se connaître et ils développent entre eux des rapports de confiance.
Et comme dans toutes les représentations du circuit, la monnaie joue, dans l'analyse saint-simonienne, un rôle prépondérant. Non seulement elle accroît la vitesse de circulation des biens, mais elle transforme les conditions de l'échange au fur et à mesure que ses formes se dématérialisent. Au regard de la circulation, l'échange en monnaie est alors beaucoup plus avantageux que l'échange en nature : "l'échange en nature qui a dû nécessairement précéder la création des monnaies est considéré comme un très mauvais moyen de faire circuler les produits" 365 .
La monnaie n'est pas un simple instrument d'échange, elle transforme les relations sociales qui s'établissent à l'occasion de celui-ci. Elle n'est pas une technique indispensable, inhérente à l'échange, pour se procurer un bien et le but d'une transaction n'est pas de posséder de la monnaie comme ont pu le penser les mercantilistes car elle peut très bien avoir lieu sans qu'aucune contrepartie monétaire lui soit directement liée. Mais le recours à la monnaie modifie les conditions de l'échange et transforme sa signification sociale. Enfantin tient, sur cette question, à se démarquer des auteurs mercantilistes, partisans d'une conception quantitativiste de la monnaie. Pour montrer que cette théorie rend très mal compte de la réalité des échanges, Enfantin se fonde sur l'exemple de "la foire de Kiachta, sur les frontières de la Chine et de la Russie" 366 qui connaît une grande animation alors même que les marchands n'y recourent à aucune des formes de monnaie métallique que nous pouvons utiliser en occident : "la monnaie [en effet] ne figure pas dans les transactions" 367 .
La monnaie ne vaut pas seulement parce qu'elle est un bien concret permettant de matérialiser les échanges : il ne faut pas donner prise au fétichisme de la monnaie, généralement associé à son caractère marchand. Pour Enfantin, elle ne consiste pas seulement à enrichir celui, individu ou pays, qui en détient une certaine quantité : elle a une fonction beaucoup plus large dans la société.
L'Athénée, ou société savante, de Paris se réunit depuis 1803, place de l'Odéon. Isaac Pereire, dans le cadre de la mission de propagande saint-simonienne, y donne des cours publics d'économie politique, intitulés Leçons sur l'Industrie. Cette série de quatre Leçons fut ensuite publiée dans le Globe, sous la forme de huit articles parus entre le 9 septembre et le 14 novembre 1831.
P. Enfantin, "De la circulation", Le Producteur, t. IV, n° 1, p. 40. Enfantin adopte ici, nous le voyons une conception évolutionniste de l'histoire des formes monétaires et il adhère à la fable du troc énoncée par Locke un siècle plus tôt. Une telle référence ne va pas dans le sens de la rupture avec la théorie de la monnaie marchandise et de l'affirmation d'une théorie monétaire que les saint-simoniens, peut-on penser d'après d'autres indices, veulent développer. Nous avons déjà vu, à partir de l'ouvrage de Charles Rist, qu'ils hésitent entre les deux traditions monétaires apparues en France au XVIIIe siècle : celle de Cantillon, avec le concept de vitesse de circulation de la monnaie, et celle des physiocrates avec celui d'avances productives. Nous reparlerons plus loin des contradictions que les saint-simoniens devront surmonter dans l'élaboration de leur théorie monétaire pour parvenir à une définition spécifique de la monnaie.
P. Enfantin, "art. cit.", Le Producteur, t. IV, n° 1, p. 40. Kiachta, ou Kiakhta est une bourgade de la Russie d'Asie, située au sud d'Irkoutsk, près de la frontière avec la Chine. Elle passe au XIXe siècle comme le type même du marché traditionnel où des peuples, de coutumes différentes, se rencontrent physiquement pour échanger leurs productions respectives. Lors de la foire annuelle de Kiachta, en effet, s'échangent bestiaux, fourrures, toiles… apportés par les russes, contre thé, porcelaines, soieries… apportés par les chinois (voir Grand dictionnaire encyclopédique Larousse du XIX e siècle). En se fondant sur l'existence du troc qui semble s'organiser à Kiachta, Enfantin affirme sa préférence pour la théorie de la monnaie-marchandise. Sans doute Enfantin a-t-il eu connaissance de cette foire de Kiachta lorsqu'il résida à Saint-Petersbourg, de 1821 à 1823, pour exercer les fonctions de courtier dans une maison de banque française ?
Idem.