Pour les saint-simoniens, le marché n'a aucune vertu explicative et les analyses libérales qui font reposer l'explication des phénomènes économiques sur les mécanismes du marché n'ont aucune validité théorique.
Enfantin, dans un article du Globe, veut montrer l'inanité de la conception libérale à partir de l'exemple du marché du travail.
La critique qu'Enfantin formule à l'encontre du marché du travail vaut à ses yeux pour tous les autres marchés et pour la fixation de tous les autres prix : "il en est de même pour les fermages, les loyers et l'intérêt" 379 , écrit-il dans le même article.
L'application des mécanismes du marché au fonctionnement de l'économie a selon lui des conséquences très restrictives sur le montant des échanges et elle entraîne une immobilisation forcée des richesses.
Ainsi, les mécanismes du marché ne peuvent expliquer la réalité profonde des phénomènes économiques : le fonctionnement d'une économie fondé sur des principes erronés est forcément chaotique. C'est aussi l'opinion exprimée par I. Péreire. Par conséquent, l'équilibre dans un tel système consiste en une situation figée, modifiée partiellement à l'occasion d'échanges ponctuels. Une telle économie se caractérise par la rareté et l'immobilité : les ressources sont rares et leur répartition est en grande partie immuable, les facteurs de production quant à eux sont attribués irrémédiablement, de telle sorte que les rapports de propriété sont dans une large mesure intangibles : "[Les économistes] ont superstitieusement respecté un droit qui est encore un des derniers termes des privilèges de la naissance [...] ils ont cherché à l'expliquer et à le justifier par cela seul qu'il existait [...] ; nous voulons parler du droit de propriété" 380 .
La représentation saint-simonienne de l'économie est totalement opposée à celle des libéraux, centrée sur le concept de marché. La représentation libérale cautionne la répartition existante des richesses et son immobilité fondamentale. La représentation saint-simonienne, au contraire, se caractérise par une circulation incessante des richesses, aussi circulables dans le corps social que le sang dans les veines de l'homme 381 , comme nous l'avons vu : ces richesses changent alors de main en un flux ininterrompu bouleversant continuellement les situations acquises ; c'est d'ailleurs pour expliquer un tel fonctionnement de l'économie, que la monnaie, comme nous le verrons, joue un rôle aussi important dans l'analyse saint-simonienne.
Comme les richesses sont mobilisables, les travailleurs accèdent facilement aux moyens de production. Grâce à cette circulation accélérée des richesses, celles-ci passent de main en main très rapidement et elles bénéficient à un nombre toujours plus grand d'individus dont la situation matérielle peut alors s'améliorer considérablement jusqu'à tendre vers un état d'abondance.
C'est alors un cercle vertueux qui s'instaure : les richesses, réelles et monétaires sont plus importantes ; leur vitesse de circulation augmente et les échanges sont plus nombreux. Comme la rareté recule la pression qui s'exerce sur les prix est moins forte et les valeurs d'échange augmentent. Une telle évolution a des conséquences positives, en particulier, sur le prix des biens de production formant le capital.
Les capitalistes peuvent retirer une somme élevée de la vente de leurs biens puisque leur prix a augmenté et les travailleurs, disposant d'un revenu plus élevé grâce au progrès réalisé peuvent les acheter.
Dans l'économie de flux saint-simonienne, par conséquent, l'activité se confond avec la circulation : les richesses se mesurent seulement à travers les échanges, et c'est à l'aune des échanges que leur valeur se mesure ; un bien immobile en effet n'a aucune utilité individuelle ou collective et c'est seulement en le mobilisant que l'on peut réaliser la valeur qu'il représente.
Et pour montrer le peu d'utilité d'un capital immobilisé, Decourdemanche compare la situation de son propriétaire à "la position [de] celui qui conserve entre ses mains une grande quantité de billets de banque qui présentent toute solidité mais qui […] ne produisent aucun intérêt" 385 .
Le capital monétaire est le plus apte à être mobilisé et c'est lui qui circule le plus facilement : au fur et à mesure que la circulation réalisera des progrès, toutes les formes de capital, pouvant être converties en capital monétaire, seront mobilisables à leur tour, même le capital foncier le plus figé a priori.
Au fur et à mesure que la circulation réalisera des progrès, toutes les formes de capital se rapprocheront du capital monétaire, le plus propice à être mobilisé, celui qui trouve sa raison d'être dans sa capacité, précisément, à être mobilisé, même le capital foncier, le plus réfractaire à cette mobilisation.
Grâce à cette mobilisation des richesses, la circulation contribue de façon décisive à la réalisation de l'objectif absolument prioritaire du programme saint-simonien : "la décroissance successive de l'importance sociale et des richesses des oisifs ainsi que l'accroissement de l'importance et des richesses des travailleurs" 386 . Ce programme doit aboutir à la réalisation d'un monde meilleur : aussi le présente-t-on souvent comme une utopie. Pourtant, ce n'est pas d'une utopie qu'il s'agit car la réalité n'est jamais absente des préoccupations des saint-simoniens. Elle en constitue, au contraire, le point de départ et le point d'arrivée : leur objectif n'a rien d'irréaliste par conséquent ; il suppose seulement une nouvelle orientation de la production matérielle. Ce que proposent en fait les saint-simoniens, c'est une réorientation de la politique économique : à leur sujet, nous devrions plutôt parler de visionnaires que d'utopistes.
Dans la nouvelle organisation que dorénavant ils envisagent, tous les acteurs doivent contribuer à la circulation, et en particulier l'Etat qui doit jouer le rôle d'organisateur suprême. Il doit organiser la circulation, "répandre la vie, le mouvement" 387 : assurer ainsi l'abondance, quitte à accepter la cherté des prix qui l'accompagne.
Idem
Isaac Péreire, "Industie", Le Globe, 17 octobre 1831. Pour bien montrer l'importance de la rupture théorique introduite par le saint-simonisme dans l'histoire de l'analyse économique, I. Pereire, met en évidence, dans cet article, la filiation qui va d'Aristote aux économistes qui leur sont contemporains, sur la question fondamentale des rapports de propriété, déterminante, pense-t-il, pour comprendre la réalité économique et sociale : "Ainsi avait fait Aristote ; il avait expliqué et justifié le droit de propriété de l'homme sur son semblable ; ce droit était à ses yeux une arche sainte"(loc. cit.).
Decourdemanche, Le Globe, 7 juin 1831. Voir supra p. 133 et infra p. 180 n. 4 pour la parenté avec Law.
Ibid.
I. Péreire, "Industrie", Le Globe, 17 octobre 1831. On trouve dans la littérature saint-simonienne de très nombreuses formules semblables à celle-ci, pour exprimer le transfert progressif de la richesse et du pouvoir social des oisifs vers les travailleurs. Toutes découlent du commandement de Saint-Simon qu'elles cherchent à illustrer et à expliciter : "la déchéance graduelle des privilèges de l'oisiveté, et l'amélioration progressive du sort des travailleurs."
Le Globe, 25 février 1832.