a - Pour les saint-simoniens, le capital financier n'est qu'un capital parmi d'autres.

L'image du niveau de la mer utilisée par Turgot pour exprimer la volatilité du taux d'intérêt s'accorde parfaitement avec l'idée centrale des saint-simoniens d'après laquelle l'intérêt prélevé par les propriétaires empêche les richesses de parvenir entre les mains des travailleurs.

Cependant, si Enfantin constate la même corrélation que Turgot entre taux d'intérêt et niveau de l'activité, il l'explique de manière différente et il critique, en premier lieu, chez Turgot une conception du capital qui, à ses yeux, n'est pas assez générale : il lui reproche essentiellement de considérer la monnaie comme un bien d'une nature particulière, différente des autres formes de propriété capitaliste.

Enfantin est ici confronté à un dilemme puisqu'il approuve l'analyse de Turgot sur l'utilité de la baisse du taux d'intérêt alors qu'il conçoit le rôle social du capitaliste prêteur de façon totalement opposée : Turgot pense, en effet, que le capitaliste qui épargne une partie de son revenu pour le prêter moyennant intérêt est un personnage exemplaire méritant une juste rétribution pour son esprit d'économie, celui-ci lui ayant permis "[d']augmenter […] la somme de ses capitaux" 409 ; Enfantin, de son côté, range le capitaliste, au contraire, du côté des exploiteurs sans scrupules.

Même si, reconnaissent les saint-simoniens, on peut distinguer deux formes de capital, une forme réelle et une forme monétaire, celui-ci est unique par nature : "il se compose, rappelons le, des richesses qui ne sont destinées à être immédiatement consommées" 410 . Ce capital donne "droit […] à un revenu" 411 qui peut consister en intérêt ou en loyer mais qui fondamentalement est toujours un prélèvement sur le produit du travail.

Les saint-simoniens et Turgot cependant poursuivent un but identique alors même que leurs présupposés théoriques relatifs à l'épargne sont diamétralement opposés. Pour tous, il s'agit de baisser le taux d'intérêt autant que possible pour favoriser l'industrie : les instruments et les objectifs sont les mêmes, mais leurs conceptions du capital et de la monnaie sont largement différentes. Turgot, qui pense qu'un amas d'argent est une forme spécifique de capital, adhère à une conception quantitativiste très orthodoxe de la monnaie, alors que les saint-simoniens s'efforcent de se détacher d'une telle conception.

Turgot désigne du nom de capitalistes les seuls individus possédant un capital monétaire, et prêter un capital monétaire revient, pour lui, à exercer une fonction particulière, bénéfique pour la société. L'existence des capitalistes est ainsi justifiée par l'effort qu'ils ont fait de constituer une richesse mobilière, car celle-ci est une épargne préalable indispensable pour distribuer aux producteurs des avances sans lesquelles ils ne pourraient rien entreprendre.

Enfantin critique cette conception de Turgot. Pour lui, la nature du capital est unique, la monnaie n'en est qu'une forme particulière : le fait qu'il soit exprimé en monnaie ne change rien ; un capital monétaire est assimilable à n'importe quel capital réel, terre ou immeuble. Le propriétaire doit, de toute façon, avancer son capital pour fournir des moyens de production aux travailleurs. L'avance peut consister en monnaie, en terre ou en outillage, le résultat, pour Enfantin est identique.

Pour Enfantin, un capitaliste financier qui prête de la monnaie à un manufacturier, réalise la même opération qu'un capitaliste foncier qui loue une terre à un cultivateur : il exerce la même fonction, il dispense la même utilité et surtout il s'implique dans le même rapport de domination ; au-delà de sa forme, réelle ou monétaire, c'est l'exploitation mise en jeu par cette relation qui importe.

Notes
409.

Turgot, op. cit., p. 175. Turgot considère l'épargne comme la privation d'un revenu présent et le taux d'intérêt comme la juste récompense de cette privation : c'est à une telle conception de l'épargne que se référeront ultérieurement tous les économistes classiques et néoclassiques. En 1769, dans la ville d'Angoulême, un groupe de débiteurs intentent un procès à leurs créanciers qu'ils accusent de pratiquer des taux usuraires. C'est alors que, prenant la défense des prêteurs, Turgot écrit son Mémoire sur les prêts d'argent (1770) pour demander au Conseil d'Etat de débouter les plaignants. Confrontés à ce même événement, les saint-simoniens en 1830 n'auraient certainement pas pris la défense des prêteurs.

410.

Exposition de la doctrine,p. 256.

411.

Idem.