Puisque prêter un capital monétaire ou toute autre forme de capital revient au même, le taux d'intérêt n'est qu'un revenu du capital, c'est à dire un loyer : il est le loyer de l'argent, comme le fermage, par exemple, est le loyer de la terre. Il n'y a aucune raison, dans ces conditions, d'avoir, comme Turgot, une attitude bienveillante à l'égard du prêt en argent puisque l'intérêt est prélevé sur le travail du manufacturier de la même manière que la rente l'est sur le travail du cultivateur : taux d'intérêt et taux de rente sont des indicateurs équivalents de l'exploitation des travailleurs.
On ne peut espérer, par conséquent, que le taux d'intérêt se fixe à un niveau sensiblement différent de celui des autres types de loyers. C'est logiquement impossible dans l'optique saint-simonienne de la circulation : avec la mobilisation du capital apparue au cours des derniers siècles, les titres de propriété ont perdu leur caractère individuel et ils ont pu "revêtir le caractère social" 415 . Ainsi, le capital est entré dans le domaine de l'échange social puisqu'il peut s'acheter, se vendre et s'échanger. Cela signifie qu'un propriétaire ne s'identifie plus indéfiniment à sa propriété originelle et qu'il peut en changer au cours de son existence à la recherche de celle qui lui offrira le rendement le plus élevé.
Le capitaliste aura toujours l'opportunité de réaliser des arbitrages entre des formes différentes de capital en effet. Decourdemanche explique par exemple que "ceux qui possèderont des immeubles, n'en tirant presque aucun revenu […] chercheront quelque combinaison qui puisse leur produire un revenu plus élevé" 416 . Ou encore que celui qui a des "titres au porteur pourra les échanger contre des titres nominatifs" 417 .
A ce point de l'analyse, les saint-simoniens sont d'accord avec ceux qu'ils désignent sous le terme d'économistes, pour repérer, d'un point de vue industrialiste commun, une corrélation entre baisse du taux d'intérêt et augmentation du niveau de l'activité.
Un premier désaccord, toutefois, intervient quant à la nature du taux d'intérêt qui, pour les saint-simoniens, n'est pas un phénomène purement monétaire, déconnecté des autres formes de loyers prélevés sur les biens réels : au contraire, il ne peut s'écarter sensiblement de la rentabilité moyenne du capital, car il n'en est qu'une catégorie parmi d'autres.
Un second désaccord porte sur le sens de la causalité. Pour les économistes, surtout pour J.-B. Say qui de l'avis des saint-simoniens, les résume à peu près tous, la baisse du taux d'intérêt résulte du progrès général de la prospérité. Pour les saint-simoniens, au contraire, c'est parce que le taux d'intérêt diminue que la circulation peut s'accélérer et que la production peut augmenter.
I. Pereire, "Industrie", Le Globe, 14 novembre 1831.
Decourdemanche, "Dixième lettre au rédacteur du Globe", Le Globe, 7 juin 1831.
Idem. Decourdemanche veut montrer, en premier lieu, que le capital est de plus en plus mobile, et en second lieu, que cette mobilisation exerce une pression très efficace à la baisse sur le taux d'intérêt. Nous reviendrons plus longuement sur ce deuxième aspect lorsque nous étudierons la conception de la banque chez les saint-simoniens.