b - Critique, par les saint-simoniens, de la tradition libérale qui va de Turgot à Say, pour laquelle la baisse du taux d'intérêt résulte automatiquement du développement.

En France, peut-on estimer, l'analyse de Turgot, étudiée précédemment, constitue une étape importante dans l'évolution du débat relatif au prêt à intérêt. En estimant que "le prix du prêt […] se fixe comme le prix de toutes les marchandises, par le débat entre le vendeur et l'acheteur, par la balance de l'offre avec la demande" 419 ,il fait prévaloir l'idée, très largement admise à partir de là au sein du courant libéral, que le taux d'intérêt doit être considéré comme le prix du capital prêté. Le capital lui-même, nous l'avons vu, résulte d'un effort d'épargne encouragé par l'esprit d'économie. La baisse séculaire du taux d'intérêt constatée au cours de l'évolution économique, s'explique alors, pour Turgot, par la plus grande abondance de l'offre de capitaux : "Puisque l'intérêt de l'argent a sans cesse diminué en Europe depuis quelques siècles, il faut en conclure que l'esprit d'économie a été plus général que l'esprit de luxe." 420 : en tant que tel, le taux d'intérêt est alors justifié comme le résultat d'une épargne préalable ; il doit être envisagé, de manière objective et impartiale, comme un prix se formant sur le marché des capitaux, exprimant ainsi leur abondance relative. La baisse séculaire du taux d'intérêt s'explique alors, dans cette perspective, par la plus grande abondance du capital.

L'œuvre de Turgot a eu une postérité très riche, celle de J.-B. Say en particulier, qui pour une large part, adopte son analyse du capital, ainsi que l'analyse du taux d'intérêt qui lui est liée 421 . C'est précisément cette analyse que les saint-simoniens critiquent chez J.-B. Say. Seul le travail, à leurs yeux, est productif, et ils reprochent à J.-B. Say de considérer le capital, lui aussi, comme un facteur de production : "Tous les économistes, et M. Say en particulier, leur ont appris [aux autres économistes]que l'on produisait de deux manières, par son travail et par celui de ses capitaux" 422 .

Ils n'acceptent pas l'idée que le fait de constituer une épargne représente un effort productif, ni, que le capital résultant de cet effort est en lui-même créateur de richesse. Une telle représentation du capital est inacceptable, estiment-ils, d'un point de vue moral. Elle vise seulement à justifier la paresse des propriétaires oisifs : "Ils [les propriétaires] trouvent la première méthode [produire par son travail] trop gênante, trop fatigante : ils se bornent à la seconde [produire par son capital], qui est en effet plus commode" 423 .

Elle est inacceptable, aussi, du point de vue de la logique économique : on ne peut envisager pensent-ils, un capital qui se reproduirait tout seul, du fait de l'accroissement des richesses rendu possible par l'effort d'épargne. Pour I. Péreire comme pour Enfantin, c'est une illusion de penser qu'un capital de plus en plus abondant peut automatiquement entraîner la baisse du taux d'intérêt. C'est pourtant ce que dit J.-B. Say.

Si ce dernier est victime d'une telle illusion, c'est parce qu'il se réfère à la conception d'un marché qui, pour les saint-simoniens, est très largement fictif.

Notes
419.

Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, p. 165.

420.

Idem, p. 176.

421.

J.-A. Schumpeter, op. cit., t. I, p. 351.

422.

P. Enfantin, "Economie politique. Institution des banques", Le Globe, 4 avril 1831.

423.

Idem