SECTION III - UNE REHABILITATION DE L'EXPERIENCE DE LAW : BAS TAUX D'INTERET, ABONDANCE MONETAIRE ET CIRCULATION DES RICHESSES. UN RETOUR A "L'ANALYSE MONETAIRE".

La tentative de Law pour organiser un système de banque avait constitué un phénomène économique très marquant dans la France du XVIIIe siècle. Les circonstances de cette expérience avaient alors suscité un débat très vif entre les économistes de ce pays durant une grande partie de la suite du siècle.

L'échec retentissant de ce système avait sans doute jeté le discrédit sur toutes les tentatives pour expliquer les phénomènes économiques à partir des mécanismes monétaires en tant que tels, et pour fonder la politique économique sur le recours à une monnaie active 431 . C'est pourquoi les saint-simoniens relancent le débat au point où il en était à l'époque de Law, sous la Régence. Ils se livrent à une critique constructive de l'œuvre de ce financier. Pourquoi, se demandent-ils, alors que ses objectifs leur semblent louables et sa démarche perspicace, son expérience a-t-elle échoué de façon aussi catastrophique ? Quelles erreurs d'appréciation peuvent-elles être tenues pour responsables ?

Les saint-simoniens veulent profiter de ce débat pour remettre à l'honneur une approche monétaire de l'économie malheureusement disparue, à leurs yeux, et formuler un développement théorique différent de celui que la science a connu depuis le siècle précédent. Même si leur notoriété est restée trop limitée pour contester avec un grand succès "la suprématie écrasante de l'Analyse en Termes Réels" dont parle Schumpeter, on peut dire au moins, qu'ils ont eu le mérite d'avoir contribué à maintenir vivante la tradition d'une "analyse monétaire" pour préparer son retour victorieux, au début du XXe siècle, face à l'analyse en termes réels, dans un de ces mouvements de "progrès en spirale [qui] peuvent s'avérer si bénéfiques [pour] cette chose étrange, dit Schumpeter, qu'est la connaissance scientifique" 432 .

Le fait que les saint-simoniens veuillent relancer le débat qui avait lieu au XVIIIe siècle montre une fois de plus qu'ils s'inscrivent dans une tradition économique française puisque c'est en France que ce système de Law fut appliqué et qu'il y donna lieu à une controverse acharnée. Les saint-simoniens ne se contentent pas, comme il était de bon goût à leur époque, de se lamenter sur l'échec du banquier écossais en formulant quelques regrets, les plus brefs possible, pour ne pas éveiller un souvenir douloureux. Ils essaient au contraire d'en faire une présentation dépassionnée pour relancer la controverse théorique.

Mais ils sont aussi conscients qu'il est encore très périlleux en 1825 d'aborder une discussion qui fut aussi virulente. Après avoir présenté le projet de Law en rappelant ses grandes lignes (§ 1), nous verrons que les saint-simoniens prennent d'infinies précautions pour ne pas donner l'impression qu'ils défendent trop ouvertement son système (§ 2). Mais nous verrons aussi, qu'au-delà de ces précautions d'usage, ils expriment un engagement explicite largement favorable au projet de Law d'une "monnaie gérée" 433 (§ 3).

Notes
431.

Voir à ce sujet, P. Harsin, Etude critique sur la bibliographie des œuvres de Law, E. Champion, 1928. L'expérience de Law était, certes, antérieure aux analyses monétaires du XVIIIe siècle, mais le discrédit qui l'a frappée, comme l'explique P. Harsin, n'est pas apparu immédiatement après son échec. Les critiques à l'encontre de Law sont dans un premier temps restées modérées. Elles n'atteignent leur paroxysme que bien plus tard, lorsque les économistes libéraux quantitativistes, tenants de la nouvelle orthodoxie monétaire, s'acharneront contre son système de banque qu'ils jugeront beaucoup trop dirigiste.

432.

J.Schumpeter, op. cit., t. 1, p. 403.

433.

J.-A. Schumpeter présente "John Law [comme l']ancêtre de l'idée d'une monnaie gérée" (op. cit., t. I, p. 446). Il est d'ailleurs très élogieux envers son projet et il est loin de partager "l'opinion populaire [pour laquelle il s'agit] d'une escroquerie pure et simple" : "[Law] élabora l'économie politique de ses projets avec un brio et […] une profondeur qui le place au premier rang des théoriciens de la monnaie de tous les temps" (op. cit., t. I, p. 411). Et plus loin : "cette gigantesque entreprise ne fut pas simplement une escroquerie et il est douteux que la France, tout compte fait, en ait réellement pâti" (op. cit., t. I, p. 412).