La révolution industrielle constitue dans le fonctionnement des économies d'Europe occidentale une rupture majeure qui entraîne de profonds changements dans la nature des fluctuations économiques. Au cours de la première moitié du XIXe siècle la production agricole est soumise à des variations annuelles de moins en moins marquées 543 : on assiste alors à la disparition progressive des crises de sous production agricole et à l'apparition des crises de surproduction caractéristiques du fonctionnement d'une économie industrielle.
L'année 1825 est généralement la date retenue pour repérer la première manifestation d'une grande ampleur de ces crises d'un type nouveau. Dans son étude sur Les Crises commerciales et leur retour périodique, Clément Juglar situe le début de cette crise à la fin de l'année 1825. Avant que la production ne chute à ce moment là, dit-il, "elle connût un essor extraordinaire" 544 : il calcule en effet que le "total des affaires", pour la France, passe de 1058 millions de francs en 1824 à 1223 millions en 1825 pour retomber à 984 millions en 1826.
Même si elle particulièrement sensible, cette crise de 1825, d'après Clément Juglar, n'est pas la première : il apparaît déjà à cette époque, au tournant du premier quart de ce siècle, que "tous les six ou sept ans une liquidation générale paraît nécessaire pour permettre au commerce de prendre un nouvel essor" 545 : la première de ces crises industrielles éclate selon lui, en 1804 et elle est suivie par celles de 1810 et de 1818.
La crise qui frappe la France à la fin de 1825 survient à un moment où les saint-simoniens s'organisent autour du Producteur pour constituer un courant de pensée fidèle à l'enseignement de leur Maître. Sans doute cette crise les a-t-elle beaucoup frappés car ils réfléchissent alors à l'organisation future de la société industrielle qui doit ouvrir à l'humanité les portes d'un avenir meilleur en la faisant parvenir à une nouvelle période organique et ils prennent alors conscience, avec son apparition des difficultés qui restent à surmonter.
Cette crise est nécessairement à leurs yeux le symptôme de la profonde désorganisation des relations de travail au sein d'une économie capitaliste. Très logiquement, c'est la concurrence qui, toujours selon eux, est la première responsable de cette désorganisation et de la crise qui en résulte. "Si dans cette branche importante de l'activité sociale [l'industrie] on voit se manifester tant de perturbations, tant de désordres, c'est que la répartition des instruments de travail est faite par des individus isolés" 546 .
La crise par conséquent est due aux défauts de coordination qui affectent l'économie capitaliste. C'est dans la juxtaposition des stratégies erratiques de ces "individus isolés" défendant des positions rentières peu légitimes au regard de l'intérêt général, qu'il faut en chercher la cause première. Son déroulement ultérieur manifeste l'absence de solidarité entre tous les hommes qui composent le corps social : elle est, pour les saint-simoniens, le symptôme éclatant de l'état de discorde régissant les rapports sociaux au sein du système capitaliste. La crise industrielle revêt ainsi une très grande signification, aussi bien sociale que morale ; s'intéresser à la façon dont ils l'étudient permet de comprendre les principes fondamentaux qui sous tendent leur représentation de l'économie.
Nous avons vu dans le premier chapitre que la répartition des revenus qui caractérise le système capitaliste est injuste et inadaptée au financement de l'industrie. Or c'est bien une telle répartition qui transparaît d'abord dans les fluctuations cycliques de l'activité : "Dans l'état actuel des choses, où la distribution est faite par les capitalistes et les propriétaires, aucune de ces conditions [nécessaires pour que le travail industriel parvienne au degré de perfectionnement auquel il peut prétendre] ne saurait être réalisée [...]" 547
Nous avons vu aussi dans le deuxième chapitre que l'analyse saint-simonienne se réfère à une logique de la circulation et qu'elle s'intègre dans une théorie du circuit : la circulation, selon les saint-simoniens, est le principe constitutif de toute société humaine. Elle est à l'origine de tous les échanges à travers lesquels les hommes établissent des relations économiques et sociales : circulation des marchandises et des idées, organisation des formes d'entraide.
Or pour toute théorie du circuit, la monnaie joue, dans l'ordre économique, un rôle aussi important que le sang dans l'ordre biologique comme le rappelait Decourdemanche dans une de ses lettres au Globe lorsqu'il comparait la circulation des "richesses […] dans le corps social [avec celle du] sang dans les veines de l'homme" 548 .Nous avons vu que les saint-simoniens allaient très loin dans cette voie et que la monnaie remplit dans leur système une fonction essentielle : elle n'est pas un simple instrument technique de la circulation ; elle établit un lien entre tous les individus qui nouent des relations sociales. Utilisée judicieusement, elle peut contribuer à créer les conditions de l'harmonie sociale.
Mais dans le système capitaliste, ni les moyens de paiement, ni les instruments de crédit devant assurer une circulation accélérée des richesses ne peuvent remplir convenablement leur fonction du fait de la domination des propriétaires rentiers car ces derniers, afin de garantir le maintien de leur propriété, font tout pour rendre les richesses peu mobiles. Cette résistance des rentiers à la mobilisation de la propriété est une autre cause de l'apparition des crises qui constituent une rupture dans le processus de la circulation.
L'étude de la monnaie par conséquent revêt une grande importance pour les saint-simoniens. Celle-ci est au cœur de leur réflexion théorique et elle est omniprésente dans leurs travaux. C'est une analyse monétaire qu'ils développent puisque c'est à travers l'étude de la monnaie qu'ils cherchent à rendre compte du processus de la production des richesses et de leur répartition.
Ils ne peuvent se satisfaire par conséquent du paradigme classique qui s'attache à représenter la situation normale de l'économie comme un équilibre stable résultant des lois du marché et de ses mécanismes. Les crises, de leur point de vue, ne sont pas un simple dérèglement passager du marché qui tendrait à s'effacer devant un retour automatique à l'équilibre.
Ils pensent au contraire qu'elles font partie intégrante du système capitaliste et qu'elles agissent comme des révélateurs de son fonctionnement. Nous verrons alors comment ils s'opposent à J.-B. Say et à sa loi des débouchés pour montrer que les crises font partie du déroulement normal du système capitaliste, qu'elles sont une perturbation inhérente à son fonctionnement et qu'elles ont en fait une origine endogène (section I). Le taux d'intérêt est un élément central de l'analyse monétaire des saint-simoniens. Ils cherchent alors à expliquer comment ce prélèvement caractéristique du système capitaliste est le premier responsable du déclenchement des crises qui rythment son fonctionnement (section II). Ils montrent ensuite comment les rentiers oisifs, une fois les crises apparues, peuvent mettre celles-ci à profit pour accroître leur richesse et leur pouvoir grâce à l'utilisation qu'ils font du taux d'intérêt. Ainsi à leurs yeux, le taux d'intérêt a une double responsabilité dans le fonctionnement d'un système injuste, marqué par le retour périodique des crises cycliques : il est en premier lieu responsable de ces crises et il concourt ensuite à leur aggravation en fournissant des armes aux oisifs contre les travailleurs (section III).
On peut consulter à ce sujet P. Bairoch, Victoires et déboires, t. II, Histoire économique et sociale du monde du XVI e siècle jusqu'à nos jours, Gallimard, 1997, p. 375-385.
C. Juglar, Les Crises commerciales et leur retour périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, Guillaumin, 1861, p. 409.
Idem. C. Bougle et E. Halevy qui ont annoté L'Exposition de la doctrine précisent que le présentateur de la septième séance mentionne une grave crise en 1824 : "L'an 1824 vit se produire en France une première crise industrielle pareille à celles qui avaient éprouvé l'Angleterre en 1816 et 1819" (Exposition de la doctrine, p. 259, note 148). C. Juglar, de son côté, parledes années 1815 et 1818 pour dater ces crises qui ont frappé l'Angleterre au début du siècle.
Exposition de la doctrine, p. 258.
Idem.
Cf supra p. 133 et 143 ainsi que p. 180, n. 4 pour le commentaire sur la découverte de W. Harvey.