a - La loi des débouchés est irréaliste.

Pour les saint-simoniens, la loi de Jean-Baptiste Say est tout à fait irréaliste. A une époque, la première moitié du XIXe siècle, où les crises se manifestent avec de plus en plus de gravité, ce dernier fait comme si elles n'existaient pas pour construire sa théorie de l'équilibre. Les saint-simoniens se moquent de ces économistes qui ignorent l'existence de crises aussi évidentes et néglige le fonctionnement réel de l'économie pour construire un modèle théorique sans jamais le confronter à la réalité des faits et aux conditions de vie de la population.

Pour autant les saint-simoniens ne négligent pas l'importance de J. B. Say. Ils reconnaissent son influence auprès de la communauté des économistes de leur époque. "Monsieur Say", peut-on lire dans l'Exposition de la doctrine, est le plus éminent des économistes : "il les résume à peu près tous" 551 .

Lorsque Enfantin critique les économistes qui, par adresse, veulent masquer l'exploitation des travailleurs par les oisifs en se cachant derrières des analyses pseudo scientifiques niant la réalité indéniable de cette exploitation, c'est lui qu'il vise en premier lieu : "ils ont prétendu [les derniers économistes et non ceux de la secte de Quesnay] qu'ils ne faisaient pas de politique […] qu'ils examinaient seulement comment les richesses se produisent, se distribuent et se consomment indépendamment de l'organisation sociale […]" 552 .

Leurs travaux, qui ignorent la dimension humaine de la vie sociale, n'ont que l'apparence de la rigueur scientifique : ils ne sont rien d'autre, en fait, "[qu']une perpétuelle abstraction mystique en dehors de toute espèce de réalité" 553 . En outre, ils paraissent à Enfantin totalement incongrus, "traitant les hommes aussi bien que des x et des y, les manipulant comme vile matière" 554 .

Enfantin affirme qu'au contraire, le projet saint-simonien se construit contre tous ces économistes, Smith, Malthus, Ricardo ou M. Say, si peu au fait de la réalité des rapports sociaux et qu'il vise à dépasser leurs analyses en fondant une véritable "politique industrielle" 555 en lieu et place de l'ancienne économie politique. Le formalisme de cette économie politique culmine, pour les saint-simoniens, dans la loi des débouchés de J. B. Say qui nie purement et simplement l'existence des crises industrielles durables et qui les présente, tout au plus, comme un déséquilibre momentané, alors que de très nombreux travailleurs souffrent très péniblement lors de ces périodes noires.

C'est une telle méconnaissance des conditions de la vie réelle des habitants que Le Globe tourne en dérision lorsqu'il brocarde ce "tout jeune prince, ayant lu le Cours complet d'économie politique, en six volumes de M. Say, mais d'une parfaite ignorance, ce nonobstant, sur les destinations des peuples, sur les travaux de l'industrie, sur les plaies qui les dévorent" 556 .

Les crises, au contraire, disent les saint-simoniens, imposent leur lot de faillites et de chômage aux travailleurs : leur existence même est la négation évidente de la théorie de l'équilibre automatique qui s'exprime dans la loi des débouchés. Ces crises manifestent un déséquilibre profond entre la production et la consommation : les saint-simoniens voient leur origine dans une consommation insuffisante et, à travers leur analyse, ils trouvent place au sein du courant hostile à l'épargne.

Notes
551.

Exposition de la doctrine, p. 289.

552.

P. Enfantin, "Politique industrielle", Le Globe, 11 avril 1831.

553.

Idem.

554.

Ibid. La controverse méthodologique entre J. B. Say, précurseur des néoclassiques et ses adversaires est présentée par Enfantin dans des termes qui peuvent nous paraître très actuels. Il nous semble même qu'Enfantin, lorsqu'il critique Say pour traiter "les hommes [comme] des x et des y", a la prémonition de la présentation formalisée que les économistes mathématiciens feront de l'économie quelques années plus tard. Cette présentation n'a pas encore vu le jour lorsque Enfantin écrit ces lignes, mais elle ne tardera pas à se concrétiser avec l'ouvrage précurseur de A. Cournot, Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, publié en 1838.

555.

Ibid.

556.

"De la Belgique", Le Globe, 15 février 1831. Voir supra, p. 63 n. 2 et infra p. 212.