b - L'idée d'un équilibre automatique est une fiction.

b1 - La concurrence est inefficace.

Pour les économistes libéraux, dont J. B. Say est le modèle en France au début du XIXe siècle, le fonctionnement du système capitaliste repose sur les règles de la concurrence et sur les mécanismes du marché. Pour les saint-simoniens, au contraire, la concurrence ne permet en aucun cas d'atteindre un équilibre durable de haut niveau à cause du gaspillage des ressources matérielles et humaines qu'elle occasionne.

Certes, ils reconnaissent à cette concurrence une certaine efficacité dans l'allocation des ressources : elle peut contribuer à orienter l'activité vers les productions socialement les plus utiles et récompenser les travailleurs les plus efficaces.

Enfantin écrit ainsi : "Nous savons que la concurrence a pour effet moyen d'employer dans chaque branche d'industrie, le temps et les hommes réclamés par les besoins réels de la société" 557 .

Cependant cet avantage éventuel lié à la concurrence reste très largement fictif : l'énoncé d'un tel principe découle d'un raisonnement logique qui reste du domaine de l'abstraction, très difficile à observer dans la réalité en tous cas.

Ce que les saint-simoniens, au contraire, observent dans l'économie réelle, ce sont les fluctuations cycliques de l'activité, qui loin de représenter de simples accidents momentanés constituent le fonctionnement ordinaire de l'économie capitaliste. "Mais avant d'atteindre ce niveau [d'équilibre de long terme] le travail est soumis à des oscillations fâcheuses" 558 qui perturbent continuellement l'activité des industriels, rendant leurs conditions de travail très aléatoires et leurs conditions de vie très précaires : "des expériences funestes sont faites par des hommes entreprenants qui calculent mal le rapport de la production avec la consommation" 559 .

La production et la consommation ne s'égalisent pas automatiquement pour les saint-simoniens. Le rapport entre ces deux variables n'est équilibré qu'au prix d'une organisation rigoureuse du travail. Livré à lui-même, il évolue de façon erratique et "porte le désordre dans les marchés" 560 . La production progresse alors par à coups, "de catastrophe en catastrophe" 561 .

Nous sommes loin avec les saint-simoniens d'un ordre libéral, s'établissant spontanément sur des marchés autorégulés, tel que le représente la loi des débouchés. Pour eux, J. B. Say décrit un monde enchanté, nous l'avons vu avec l'allégorie du "Jeune Prince" ignorant des contraintes réelles de la production.

La théorie de J. B. Say, estiment-ils, n'est pas efficiente : elle étudie un équilibre fictif qui ne se rencontre qu'exceptionnellement. Si on veut comprendre le fonctionnement profond de l'économie pour trouver des remèdes à ses maux, il est très important, au contraire, d'analyser les crises périodiques car elles constituent la réalité du système capitaliste et elles en révèlent la nature profonde : c'est à ce prix que la science économique peut être utile.

Pour les saint-simoniens au contraire, cette concurrence par les prix est la première responsable des crises supportées par les travailleurs. Il est totalement incongru, de leur point de vue, de parler de "perfectionnement" au sujet d'une "concurrence qui ferait baisser les salaires" 563 . Comment, se demande Enfantin, "la baisse des salaires, c'est-à-dire la diète des travailleurs, peut être considérée, dans quelque circonstance que ce soit comme un perfectionnement [?]" 564 .

Notes
557.

P. Enfantin, "De la concurrence dans les entreprises industrielles", Le Producteur, t. III, n°3, p. 392. Les saint-simoniens poursuivaient le projet ambitieux de concilier efficacité économique et justice sociale. C'est au nom de l'efficacité économique qu'ils reconnaissent la concurrence comme un principe d'organisation propice à l'amélioration des conditions matérielles de la production. Son application offre la garantie que les instrumens de travail ne seront pas gaspillés et qu'ils seront utilisés avec la plus grande efficacité possible pour concourir à la croissance maximum de la production. Pour eux, toutefois, ce principe matériel doit être contrôlé avec attention : il ne doit surtout pas être élargi aux relations entre les travailleurs sur le marché du travail. C. Bouglé et E. Halévy accordent une grande importance à l'opposition, présente dans l'analyse saint-simonienne, entre "concurrence dans les choses"et "concurrence dans les personnes" et ils insistent beaucoup sur cette opposition pour rendre compte de leur état d'esprit face au mécanisme de la concurrence. (voir à ce sujet C. Bougle, E. Halevy, "La doctrine économique des saint-simoniens", La Revue du mois,10 juillet 1907, Paris, p. 39-75). Une telle présentation offre l'avantage de proposer une grille de lecture aisément compréhensible. On peut toutefois se demander si elle respecte l'esprit de l'analyse saint-simonienne. Il semble plus vraisemblable que la concurrence doit être, à leurs yeux, totalement éliminée de l'activité industrielle et qu'elle soit seulement comme un principe transitoire ayant permis de rompre avec l'immobilisme de la fin de l'époque féodale. A l'appui de cette interprétation, on peut affirmer que l'opposition entre les deux types de concurrence "dans les personnes" et "dans les choses" ne constitue jamais la préoccupation essentielle d'une publication saint-simonienne ni son thème principal. On la rencontre plutôt incidemment au détour d'un article, lorsqu'il s'agit de distinguer la concurrence qui régit les mécanismes du marché libéral et la saine émulation qui existe normalement entre les travailleurs. C'est dans cette optique, sans doute qu'il faut lire la remarque d'Enfantin : "La concurrence peut donc exister dans les personnes ou dans les choses ; elle a tantôt pour résultat de diminuer les profits du travail ou le salaire, et tantôt d'exciter l'industrie à perfectionner ses procédés" (idem, p. 388). Car, après avoir reconnu l'existence d'une différence dans les formes de la concurrence, Enfantin précise que celle-ci n'est pas opératoire et que la concurrence est, pour l'essentiel est dans son esprit même, un principe de fonctionnement qui pervertit les relations entre les hommes : "semblable au dogme absolu de la liberté, la concurrence ne renferme aucun principe d'ordre, ou plutôt ces principes ne peuvent ressortir que des exceptions faites à la règle générale" (ibid., p. 389).

558.

Idem, p. 392.

559.

Ibid.

560.

Ibid.

561.

Ibid.

563.

Ibid.

564.

Ibid. Rappelons que pour les saint-simoniens, comme pour l'ensemble des industrialistes du début du XIXe siècle, le salaire est assimilé au revenu du travail : un industriel propriétaire, qui travaille directement dans son entreprise est par conséquent considéré comme faisant partie des salariés.