Le pouvoir des rentiers est incompatible avec les contraintes liées à la production des richesses et il s'ensuit une désorganisation chronique de l'activité industrielle.
Nous sommes bien loin par conséquent, avec les saint-simoniens, d'un équilibre spontané sur des marchés autorégulés caractéristique de la vision libérale de l'économie. Pour eux, ce n'est pas l'ordre qui caractérise le système capitaliste avec l'équilibre automatique sur les marchés, mais c'est le désordre, avec la désorganisation continuelle de la production.
Il ne peut en être autrement du reste car le pouvoir de décision n'appartient pas aux responsables de la production, aux hommes "ayant une longue habitude du mécanisme qui fait mouvoir les rouages de l'industrie" 570 : ce décalage entre ceux qui font les lois et les règlements, et ceux qui au jour le jour assument les vicissitudes liées à la production des richesses est un facteur d'instabilité et une source de désorganisation.
Seuls les producteurs confrontés aux questions industrielles dans leurs préoccupations quotidiennes, en effet, peuvent connaître le niveau optimal de la production, celui qui correspond au plein emploi des hommes et des machines, et mettre ce niveau de production en relation avec les débouchés potentiels. Mais ce sont les propriétaires rentiers, qui n'exercent aucune activité industrielle et qui n'ont aucune connaissance en la matière, qui décident de la production réalisée : les travailleurs dépendent de ces oisifs pour accéder aux instrumens de travail puisque grâce à leur propriété ils peuvent ou non financer la production. L'activité des industriels est alors soumise au bon vouloir de ces capitalistes, lui-même déterminé par leur état d'esprit du moment et par la rentabilité immédiate de leurs placements.
Ainsi, il n'est pas surprenant que le niveau de la production, fixé dans de telles conditions connaisse une évolution heurtée et erratique : " Si l'on considère les crises violentes, les catastrophes funestes qui désolent si souvent l'industrie, il est évident que les distributeurs des instrumens de travail apportent peu de lumières dans l'exercice de leurs fonctions" 571 .
Les saint-simoniens, du reste, n'accusent pas ces propriétaires capitalistes de malveillance intentionnée : ils pensent seulement que le système économique leur attribue une fonction qu'ils ne sont pas en mesure de remplir.
La crise apparaît alors comme le résultat de contradictions qui se développent du fait de la distorsion entre le pouvoir de décision détenu par les rentiers et le fonctionnement réel de l'économie assuré par les industriels : le politique est déconnecté de l'économie réelle et le système de pouvoir est totalement inefficient puisque les capitalistes rentiers décident du fonctionnement d'une organisation productive dont ils n'ont pas même pas les clés pour en comprendre la nature : "Si l'on réfléchit que cette distribution pour qu'elle soit bien faite exigerait une connaissance profonde des rapports qui existent entre la production et la consommation […] on reconnaîtra l'impossibilité que ces conditions soient jamais remplies par des hommes qui reçoivent leur mission du hasard de la naissance, et qui restent étrangers aux travaux dont ils fournissent les instrumens" 572 .
A cause d'un système de ces relations de pouvoir inadaptées à la réalité économique, le système capitaliste ne peut progresser de manière harmonieuse. "Les rapports qui existent entre la production et la consommation" 573 , comme l'écrivent les rédacteurs de l'Exposition de la doctrine, sont très mal organisés et ces deux grandeurs ne peuvent coïncider. Il n'est absolument pas question de mettre en évidence un équilibre idéal résultant de débouchés automatiques, comme seul pourrait le faire un habitant de la planète Sirius, ou encore ce "jeune prince exotique" 574 , lecteur de J. B. Say.
Ce qu'il faut expliquer, au contraire, c'est le décalage habituel entre la production et la consommation, ou la crise des débouchés, qui constitue le mal chronique du système capitaliste.
Idem, p. 258.
Idem.
Ibid.
Ibid. La production et la consommation sont considérées par les saint-simoniens comme des grandeurs globales. Il n'est pas envisageable, pour eux, que ces deux grandeurs parviennent à s'équilibrer automatiquement dans les conditions de fonctionnement qui sont celles du système capitaliste. Plus tard, leur intuition sera précisée par Keynes qui, dans le cadre de son analyse macroéconomique, insistera sur "l'importance vitale que présente la création d'un contrôle central sur certaines activités [jusqu'alors] confiée en grande partie à l'initiative privée" (J. M. Keynes, Théorie générale, Payot, 1969, p. 371). Nous voyons bien à cette occasion encore, que les saint-simoniens s'inscrivent dans la tradition d'une analyse monétaire en terme de circuit et nous pouvons réaffirmer l'idée qu'ils ont contribué à maintenir cette tradition vivante pendant la longue éclipse qu'elle a connue au XIXe siècle, pour assurer sa continuité jusqu'à son renouveau dans les années 1930.
"De la Belgique", Le Globe, 15 février 1831. Cf. supra p. 63, n. 2 et p. 206.