b - Une sous consommation des classes populaires.

b1 - Les capitalistes imposent très lourdement la consommation populaire.

En 1830, encore, la France n'est pas sortie de la longue période de dépression qu'elle traverse depuis la fin de l'année 1825. Les saint-simoniens déplorent en particulier que la Révolution de Juillet n'ait pas satisfait les attentes des travailleurs qui avaient mis beaucoup d'espoirs en elle.

La question de la consommation des classes populaires se focalise immédiatement après la révolution de 1830 sur le niveau des taxes frappant les biens de première nécessité : pain, boissons, sel, tabac. Les saint-simoniens sont parmi les partisans les plus convaincus de la suppression de ces impôts indirects. Lorsqu'il envisage, dans un article du Globe, les solutions pour "résoudre promptement les questions soulevées par l'insurrection de Lyon" 577 , Decourdemanche pense immédiatement à la suppression de ces "impôts sur les boissons, le sel, le tabac" 578 qui affectent la consommation populaire.

Lors des discours à l'Assemblée pour la préparation du budget de 1832, Le Globe fait son cheval de bataille de la suppression de ces taxes sur la consommation. Les saint-simoniens se présentent comme le fer de lance de ce mouvement revendicatif, au point qu'ils donnent l'impression de vouloir l'annexer. Quand ils lisent dans d'autres journaux des articles favorables à la suppression de ces taxes, ils les perçoivent comme un signe d'adhésion à leurs idées qu'ils mettent au compte de l'efficacité de leur propagande. Le Globe cite ainsi un passage du Journal du Cher qui s'élève contre ces impôts : "les objets de première nécessité, ceux dont le pauvre fait une consommation journalière sont soumis à des taxes énormes : la taxe du sel par exemple" 579 . Il croit y voir la preuve que "les journaux de province commencent à adopter la doctrine de Saint-Simon" 580 .

Les saint-simoniens s'acharnent contre ces impôts indirects car en augmentant le prix des biens de première nécessité, ils restreignent la consommation populaire. Or, pour eux, une des causes principales des crises qui "désolent l'industrie" réside dans la faiblesse de cette consommation populaire : "Il est même possible de concevoir {…] qu'il y aurait tout autant d'activité dans la production, si, grâce à une équitable répartition des produits du travail, les travailleurs, ceux surtout des classes inférieures, étaient appelés à consommer ce que de fastueux oisifs gaspillent" 581 .

Notes
577.

Decourdemanche, "De la nécessité de résoudre promptement les questions soulevées par l'insurrection de Lyon. Causes de la crise actuelle et moyens de la faire cesser", Le Globe, 14 décembre 1831.

578.

Idem. Cette revendication, après la révolution de juillet, d'une suppression des impôts indirects, était très insistante de la part des ouvriers qui escomptaient des bénéfices immédiats de leur participation décisive à ces événements. Pour les impôts concernant les grains, elle fut en partie satisfaite par une loi du 20 octobre qui abaissait à 3 francs maximum par hectolitre le droit des grains au lieu des 4,25 qu'il atteignait auparavant dans les ports ou des 5,50 aux frontières terrestres. Les saint-simoniens jugèrent cette mesure insuffisante : pour eux, ces taxes permettaient toujours aux propriétaires fonciers de vendre le blé produit en France plus cher afin de maintenir les fermages à un niveau élevé. Dans les jours qui ont suivi le vote de cette loi, ils ont exprimé leur mécontentement pour le caractère insuffisant de ces mesures dans des articles du Globe ("Sur la loi des céréales", Le Globe, 10 novembre 1831, ou encore "Loi des céréales", Le Globe, 16 novembre 1831). La revendication d'une baisse des impôts sur les boissons nous paraît aujourd'hui un peu incongrue et le fait qu'elle ait été relayée avec autant d'ardeur par certains organes de presse, un peu inquiétante. Certains, quand même, à l'époque s'élevaient contre cette idée de baisse, pour la double raison que les rentrées fiscales liées à l'alcool étaient nécessaires et que les gens, de toute façon, buvaient déjà assez. On peut lire chez Marion, (op. cit. p. 118) pour étayer ce point de vue : "Jollivet [dans un discours à la Chambre] fit l'apologie de l'impôt des boissons, très productif, n'entravant pas la consommation, déjà portée à un tel point qu'il n'y avait nullement à espérer qu'elle pût s'accroître (il citait comme exemple la ville de Rennes dont les 30. 000 habitants ne pouvaient vraiment point consommer plus que les 100.000 hectolitres de cidre et les 10.000 hectolitres de vin qu'ils buvaient déjà)".

579.

Le Globe, 29 septembre 1831. Le Journal du Cher est signalé par J. Godechot (op. cit., p. 162) comme faisant partie de l'opposition libérale sous la Restauration : il avait en effet lancé dans son numéro su 5 avril 1820 une "souscription nationale en faveur des citoyens qui [seraient] victimes de mesures d'exceptions sur la liberté individuelle".

580.

Idem.

581.

"M. Dupin sur les vices des riches", Le Globe, 23 septembre 1831. M. Dupin défend l'idée que les dépenses des riches stimulent l'activité et contribuent à créer des emplois. La polémique sur cette question de l'efficacité de la dépense, en fonction de son origine, réapparaît de manière récurrente tout au long du début des années 1830, mais elle est particulièrement vive toutefois lors des discussions qui ont précédé le vote du Budget de 1832 : voir aussi, comme autre illustration de cette controverse, l'article "De la liste civile. De la détresse du commerce", Le Globe, 2 octobre 1831. Les saint-simoniens lui rétorquent que la consommation populaire exerce un effet bien plus efficace sur l'activité. Les saint-simoniens réaffirment le principe de la propension à consommer qui a son origine dans la forte dépense due à une répartition égalitaire des revenus. Ils appartiennent bien à ce qu'au sens large C. Kindleberger appelle le courant keynésien.