B - Effets divers et controversés de la consommation.

a - Consommation productive des classes populaires vs consommation improductive des riches.

Les saint-simoniens sont d'accord avec les partisans de la dépense pour estimer que celle-ci est le meilleur moyen en vue d'accélérer la circulation des richesses et de stimuler leur production. Mais au sein de ce courant d'économistes, ils se démarquent avec beaucoup d'insistance de ceux qui pensent que les dépenses somptuaires des riches consommateurs sont favorables à la bonne marche des affaires.

Cette distinction que les saint-simoniens établissent entre consommation des travailleurs et consommation des oisifs est très intéressante de leur point de vue : elle leur permet en effet de conférer une signification sociale à l'acte de consommer que les libéraux, avec J.-B. Say, veulent présenter comme le résultat d'une décision strictement individuelle.

Et surtout, d'un point de vue méthodologique, ils appliquent à la consommation la distinction déjà établie par les physiocrates entre travail utile et travail inutile. Pour les saint-simoniens, le travail est utile par nature, il ne peut être inutile. Ce qui peut être inutile, c'est l'existence même des individus qui ne travaillent pas, et leur inutilité transparaît à travers leur mode de vie et leur consommation. Nous retrouvons alors, dans les colonnes du Globe, la controverse entre les saint-simoniens et M. Dupin, sur cette question relative à la nature de la consommation :"M. Dupin expose que […] les vices de la richesse oisive font la prospérité des travailleurs. Donc, riches et oisifs, à vous de vous ruer dans le luxe et la débauche pour la plus grande prospérité des travailleurs" 589 .

Elle leur permet également de faire une analyse détaillée des répercussions macroéconomiques de la consommation sur le niveau de la production. Alors que les libéraux présentent la consommation comme une catégorie homogène, ils parviennent à l'intégrer dans leur conception d'une économie industrielle pour montrer que l'opposition entre travailleurs et oisifs existe dans l'ordre de la consommation aussi bien que dans l'ordre de la production : "le pauvre ouvrier, le chef d'atelier seraient peut-être tentés de croire qu'il serait plus raisonnable que chacun eut sa part de la richesse sociale selon la part qu'il a prise à la production des richesses" 590 .

Ainsi la consommation des riches n'est pas seulement injuste, elle est aussi inefficace : à travers leur analyse de la consommation, les saint-simoniens parviennent à réaliser la synthèse entre justice sociale et efficacité économique et à concilier ces deux objectifs de la science économique.

Notes
589.

"M. Dupin, sur les vices des riches", Le Globe, 23 septembre 1831. L'opposition entre travail utile et travail inutile remonte sans doute aux physiocrates qui présentent l'agriculture comme le seul secteur employant du travail productif. A. Smith refuse catégoriquement la classification physiocratique mais il reprend à son compte l'opposition entre travail utile et inutile : "ayant vidé le vin physiocratique, écrit Schumpeter, il en a gardé les bouteilles et les a remplies de son propre vin" (Schumpeter, op. cit. t. I, p. 341). Il présente la même distinction entre ces deux formes de travail comme un point fondamental de sa réflexion économique qu'il illustre par les exemples respectifs du travail des ouvriers d'usine, ajoutant de la valeur à l'objet qu'ils transforment, et du travail des domestiques, n'ajoutant de valeur à aucun bien. Les saint-simoniens adoptent la même distinction comme point de départ de leur raisonnement : lorsqu'un travailleur achète des biens pour satisfaire un besoin légitime, il réalise une consommation productive puisqu'elle suscite une activité industrielle ; lorsqu'un oisif dépense de l'argent pour payer les gages de ses domestiques, il réalise une consommation improductive car l'argent dépensé finance des activités parasitaires. Mais ils vont bien au-delà de l'analyse de Smith en estimant qu'il existe chez les travailleurs de nombreux besoins insatisfaits et par conséquent de nombreuses consommations productives potentielles, permettant de déplacer l'activité de la sphère improductive vers la sphère productive, et de remplacer des emplois inutiles par des emplois utiles.

590.

Idem.