La distinction que les saint-simoniens établissent entre consommation productive et consommation improductive est aussi très intéressante car elle leur permet d'intégrer cette variable économique, la consommation, dans leur représentation d'une société partagée entre les travailleurs et les oisifs : "Nous avons déjà signalé plusieurs fois dans ce journal le vice de la classification admise par les économistes de nos jours : les noms de producteur et de consommateurs indiquent d'une manière fautive les rapports qui existent entre les membres d'une société puisque le caractère vraiment distinctif qui les sépare, c'est le travail et l'oisiveté 593 .
Une même fonction économique, celle qui consiste à consommer des biens et des services, ne peut caractériser le comportement de deux groupes aussi différents que celui des travailleurs et celui des oisifs : c'est pourquoi la représentation libérale de l'économie est erronée et fautive pour les saint-simoniens. Les inégalités sociales sur lesquelles repose le système capitaliste se manifestent forcément, aussi, au niveau de la consommation. L'aliénation dont les travailleurs sont victimes lors du processus productif transparaît également, à travers leur consommation, dans leur mode de vie quotidien.
En même temps, cette présentation permet, de leur point de vue, d'échapper à l'ambiguïté de l'analyse libérale, qui oscille, sur la question des débouchés, entre deux orientations contradictoires pour expliquer la réalisation de l'équilibre : d'une part les libéraux encouragent la consommation des riches pour la raison qu'elle procure des débouchés à l'industrie ; d'un autre côté, ils souhaitent développer l'esprit d'économie pour financer l'accumulation du capital.
Or du point de vue des saint-simoniens ces deux attitudes sont incompatibles quant à l'emploi même des richesses et elles s'excluent mutuellement jusque dans le fondement psychologique des comportements individuels : la consommation somptuaire découle de comportements hédonistes et amoraux encourageant la recherche personnelle du bien être maximum alors que la constitution de l'épargne découle d'un esprit de privation s'appuyant sur une stricte morale ascétique.
Les saint-simoniens au contraire dénoncent cette contradiction et ils parviennent pour leur part à la surmonter : d'un côté ils dénoncent la thésaurisation car elle est improductive ; "il valait mieux [sans doute] recevoir […] des instruments directs de travail et de consommation […] que d'accumuler chez soi des trésors improductifs" 594 . Mais à côté de cela ils imaginent mal les oisifs adopter des comportements d'épargne et d'ailleurs ils ne perçoivent pas d'incitation à épargner dans le discours que leur tiennent les économistes : "Conformément aux principes de cette économie politique, c'est de la part des propriétaires ou capitalistes une bonne action que d'étaler le luxe le plus fastueux, ou bien de consommer en une joyeuse soirée les produits d'un immense travail" 595 .
Exposition de la doctrine, p. 385.
I. Pereire, "Industrie", Le Globe, 10 septembre 1831.
Idem. Il est en effet peu probable que la poursuite de son intérêt personnel pousse un individu à développer un esprit de sacrifice et de privation. Adam Smith, qui soutient avec la même conviction apparente l'individualisme des comportements et l'esprit de parcimonie, est apparemment conscient de l'incompatibilité d'une telle association et il semble éprouver un malaise face à cette contradiction. Schumpeter met en évidence, avec beaucoup de perspicacité, l'ambivalence des sentiments de Smith à l'égard de l'œuvre de Bernard de Mandeville : A. Smith "comme tous les gens vertueux était sévère à l'égard cette œuvre [car] "elle contenait un éloge de la dépense et un réquisitoire contre l'épargne". Mais il soupçonne aussi que l'hostilité de Smith, pour être aussi grande, avait aussi un fondement plus inavoué : "il ne pouvait [lui] échapper que l'argument de Mandeville allait dans le sens de son propre plaidoyer en faveur de la liberté naturelle pure" ; par conséquent il était possible que des conclusions très désagréables pour Smith soient tirées de ses analyses mêmes en faveur de la liberté des comportements (Schumpeter, op. cit., t. I, p. 262). Outre Smith, de nombreux auteurs libéraux éprouvent des difficultés pour se situer dans ce débat théorique relatif à la question des débouchés et au partage du revenu entre la consommation et l'épargne. Malthus, par exemple, qui voulait décourager les pauvres de se marier pour ne pas mettre en péril, par leur seule existence, le mode de vie fastueux et la consommation somptuaire des riches, accordait en même temps une grande importance à la demande globale. Dans ce débat relatif à la consommation et à l'épargne, les libéraux, lorsqu'ils participent à la vie politique semblent brouiller les cartes : comme le fait M. Dupin, ils poussent les riches, disposant de revenus très élevés à consommer, alors qu'ils encouragent les pauvres, disposant de revenus très faibles à épargner sur leurs salaires pour placer leurs maigres économies. Les députés libéraux vont jusqu'à reprocher au gouvernement de Louis-Philippe de manifester quelque sollicitude à l'égard des travailleurs, en proposant de prendre à sa charge le financement des caisses de retraite des employés de rang modeste de l'Etat, sous le prétexte qu'une telle mesure n'est pas de nature à développer l'esprit d'économie au sein des classes laborieuses. Pour avoir protesté contre la constitution sur de telles bases de caisses de retraites publiques, ces députés s'attirent les foudres du Globe :"Mais alors dites-vous, ce n'est pas au gouvernement d'être l'économe des employés, c'est à eux de mettre de côté, de se ménager une réserve pour les vieux jours ! C'est donc à dire que vous voulez que chacun d'eux ait une tirelire où il vienne à la fin de chaque mois renfermer le sou pour livre de ses appointements : et doutez-vous que le besoin, l'étourderie et les passions ne la briseront pas douze fois par an cette tirelire ? ("Retraite des employés de l'Etat", Le Globe, 7 mars 1831). A cause de telles résistances, peut-être, l'idée d'une Caisse de retraite pour les travailleurs qui apparaît autour de 1830, met longtemps à se concrétiser puisque la première Caisse des retraites pour la vieillesse est instituée par une loi votée le 18 juin 1830.