b - Taux d'intérêt, spéculation et instabilité économique.

b1 - Taux d'intérêt et spéculation sur les fonds publics.

Le taux d'intérêt agit en premier lieu comme un levier spéculatif sur les fonds utilisés dans le financement de la dette publique. Le Globe a ainsi calculé que sur les 206 millions de francs de "rente inscrite au Grand Livre de la dette publique de France [à la date du] 31 décembre 1830, [4 millions seulement] sont dans les mains des banquiers, agents de change et agioteurs" 618 , soit 2 % seulement de l'ensemble des fonds détenus au titre de la dette publique.

Les titres de rente, dans leur très grande majorité, sont immobilisés dans les comptes publics du Trésor où ils sont stabilisés sous l'une ou l'autre des multiples formes de placement offertes par cet organisme aux créanciers de l'Etat. Le Globe présente le "relevé au 31 décembre 1830 des rentes inscrites au Grand Livre de la dette publique de France" : il relève que sur 206.436.074 fr. représentant "la totalité de la dette inscrite au 31 décembre 1831", seuls "4.169.834 fr. sont entre les mains des banquiers, agents de change et agioteurs" 619 . Ces 4 millions qui, seuls par conséquent, sont susceptibles, d'être l'objet d'une activité purement spéculative représentent à peine 2 % des capitaux flottants et ils "reviennent sans cesse sur le marché, car les autres rentes inscrites au Grand Livre sont immobilisées entre les mains des rentiers [qui se contentent d'attendre le versement d'un intérêt]" 620 .

Or ce sont les fluctuations du taux d'intérêt qui justifient l'existence de ces fonds spéculatifs aux conséquences très néfastes pour la régularité de l'activité et pour la stabilité de la conjoncture. "C'est effectivement sur cette faible somme de 4 millions de rentes que roulent toutes les fluctuations de la bourse, c'est là ce qu'on appelle la rente flottante, celle en un mot qui se joue" 621 .

La volatilité des taux d'intérêt est la première cause de la spéculation intense qui agite les marchés financiers : par les occasions de profit qu'elle procure aux détenteurs de capitaux, elle attire leur attention et elle suscite leur activité ; elle favorise ainsi le développement de la sphère financière au détriment de la sphère industrielle.

Même si en valeur absolue, l'activité de ces marchés financiers provoquée par les fluctuations dans le rendement des placements en rente d'Etat reste assez limitée, son caractère spectaculaire marque fortement les esprits au point de proposer aux acteurs économiques des modèles de comportements rentiers qui prennent le dessus sur les modèles de comportement industriel et les relèguent au second plan.

C'est pourquoi, estiment les saint-simoniens, il faut mettre un terme à ces variations incessantes du taux d'intérêt pour "moraliser le comportement des spéculateurs" 622 et faire prévaloir les principes de l'industrie au sein de l'organisation sociale : c'est à leurs yeux une condition nécessaire pour établir les conditions d'un développement régulier et durable. "On évitera ainsi les hausses et les baisses [du taux d'intérêt] qui […] détournent des entreprises industrielles les capitaux et l'activité des spéculateurs" 623 .

Pour spéculer sur les taux d'intérêt, les capitalistes détournent ainsi à leur avantage le dispositif financier mis en place par l'Etat pour consolider la dette publique, lorsqu'il émet des titres de rente. Ils spéculent de la même manière en utilisant les billets émis par la Banque de France.

Notes
618.

"Impôts indirects. Amortissement. Budget", Le Globe, 25 octobre 1831. L'ouverture d'un Grand Livre de la Dette publique est décidée par le vote d'une loi organique le 24 août 1793. Cette création est essentiellement l'œuvre de Cambon, rapporteur des finances de la Convention. Le gouvernement de la République veut inscrire sur ce Grand Livre le nom de tous les créanciers de l'Etat et centraliser toutes les dettes de l'Etat en substituant un titre unique de créance aux titres extrêmement disparates émis jusqu'alors, tant par la Monarchie que par la République naissante. Au sujet de la création de ce Grand Livre et de son évolution au cours du XIXe siècle, on peut consulter le Dictionnaire des Finances, publié sous la direction de Léon Say, Berger-Levrault, Paris.

619.

Idem. L'article conclut en mettant en évidence le coût exorbitant, totalement démesuré, que représente pour les finances publiques la spéculation sur les rentes inscrites au Grand Livre de la dette. Il insiste sur l'absurdité de la Caisse d'amortissement dont l'activité a pour seul effet d'alimenter une spéculation ruineuse pour le budget de l'Etat : "D'après ce relevé, on voit que c'est presque uniquement pour intervenir dans les transactions qui s'opèrent sur les 4 millions de rentes qui sont entre les mains des banquiers, agents de change et agioteurs, que la Caisse d'amortissement absorbe chaque année 87 millions" (loc.cit.). Sur le fonctionnement de cette caisse d'amortissement, voir supra p. 97-101.

620.

Ibid. Dans un souci de simplification, Cambon voulait limiter les titres de la dette publique à ceux de la rente nominative et de la rente viagère. Or, tout au long du XIXe siècle, les titres représentatifs de la dette publique se sont beaucoup diversifiés, à la suite d'entorses successives faites au principe initial. Les saint-simoniens semblent regretter l'abandon de la forme unique adoptée à l'origine car la multiplicité des titres offre aux agioteurs des opportunités d'arbitrage très nombreuses pour développer leur activité nuisible. Ils regrettent aussi que la forme nominative de la rente ne soit plus obligatoire car elle restreint les occasions de spéculation en ne permettant pas aux rentiers d'être protégés par l'anonymat. En 1831 précisément, le gouvernement porte un coup fatal au projet initial en émettant des rentes au porteur pour les fonds d'Etat, garantissant ainsi l'anonymat aux détenteurs des titres.

621.

Ibid. Les fluctuations de la valeur des coupons de rente pendant les périodes politiques troublées offrait aux capitalistes financiers de nombreuses opportunités de spéculation. L'incertitude économique, caractéristique de ces périodes, était encore aggravée par l'instabilité financière. Nous pouvons trouver chez M. Marion un aperçu de ces fluctuations : "Le 5 %, qui le 24 juillet [1830] terminait à 104,25 et qui le 9 août était encore à 104,25, tomba en septembre à 95 et 96 et en décembre à 88" (Marion, op. cit., p. 116). Ainsi ce coupon de rente qui, pour une valeur d'émission 100 francs au pair, en principe, rapportait 5 francs, a connu une variation supérieure à 16 %. Un rentier touchait un intérêt de 4,75 % pour des titres acquis en juillet et 5,68 % pour des titres acquis en décembre : cette différence de 1 point d'intérêt en 5 mois pouvait encourager les rentiers à spéculer sur les taux d'intérêt comme le critiquaient les saint-simoniens. En outre, le dualisme du système financier français, caractérisé par une double source de financement de la dette publique (rente 5 % et rente 3 %) permettait les arbitrages entre les deux formes de titres et multipliait les occasions de spéculation. "Le 3 %, écrit encore Marion, qui était à 73,05 et qui s'éleva les 9 et 10 août à 79,10 retomba ensuite jusqu'à 58 ou 60" (loc. cit.). Ainsi le rapport entre le titre de rente 5 % et le titre de rente 3 % était de 1,44 en juillet et de 1,32 en août et de 1,52 en décembre de cette année 1830. Rappelons brièvement que ce système d'un double taux a son origine dans le projet de Villèle de conversion de la rente 5 % en rente 3 %. Afin de réduire les charges de remboursement, il a proposé d'échanger des titres de rente 5 % en titres de rente 3 % émis à 75 francs. Pendant les périodes politiques troublées, la fluctuation de la valeur des coupons de rente était plus importante.

622.

Ibid.

623.

Ibid.