La dérive spéculative sur les taux d'intérêt semble particulièrement grave aux saint-simoniens lorsqu'ils considèrent le comportement de la Banque de France, "la banque improprement appelée banque de France, car ses billets ne circulent pas hors de Paris, est loin de se procurer pour but la baisse de l'intérêt" 628 .
On en arrive ainsi, regrettent les saint-simoniens, à la situation paradoxale où la banque de France, qui est pourtant l'établissement financier le plus solide, "a toujours repoussé la proposition de baisser le taux de ses escomptes" 629 .
A cause de sa politique de l'escompte, les taux d'intérêt pratiqués par la Banque de France sont souvent plus élevés que ceux des grandes banques d'affaires, Haute banque parisienne ou grands établissements de province. De ce fait, elle n'attire pas les industriels les plus solides, en mesure de négocier les prêts les plus avantageux. A l'inverse, elle spécialise dans les crédits aux entreprises plus fragiles ou, encore pire, dans les crédits à des spéculateurs qui acceptent de supporter un intérêt élevé dans l'espoir d'un profit spéculatif encore plus grand.
Isaac Péreire met en évidence cette situation paradoxale : "chose curieuse, elle [la Banque de France] escompte à un taux plus élevé que les banquiers eux-mêmes ; aussi les effets de son portefeuille ne sont-ils pas aussi bien choisis" 630 .
Pour lui, une telle structure des taux est absurde, car en demandant un taux d'escompte excessif à des entreprises déjà fragiles, elle accroît les risques de faillite qui, à leur tour aggravent encore l'instabilité du système économique et accentuent le caractère cyclique de son fonctionnement.
Et surtout, elle se spécialise automatiquement dans les prêts spéculatifs à des emprunteurs acceptant un risque important. Ainsi, en dernier ressort, c'est elle qui endosse le pari audacieux de ces spéculateurs. Or il n'est pas sain que la banque de premier rang, l'institution qui soutient l'ensemble du système financier, soit aussi exposée aux dangers potentiels. Le risque systémique est directement supporté par le pilier du système : c'est une situation très malsaine.
Ainsi, le taux d'escompte anormalement élevé pratiqué par la Banque de France a, pour les saint-simoniens, des conséquences catastrophiques sur le fonctionnement du système : avec des taux d'intérêt élevés, la banque centrale favorise l'activité des spéculateurs au détriment de celle des producteurs.
I. Pereire, "Industrie", Le Globe, 17 octobre 1831.
Idem. Comme nous le savons, le taux d'escompte de la Banque de France était fixé à 4 % pour l'ensemble des effets escomptés à Paris et la Banque de France se montrait intransigeante face aux nombreuses pressions, celles des saint-simoniens en premier lieu, qui s'exerçaient sur elles afin qu'elle accepte de baisser son taux. Les discussions relatives à ce taux d'escompte se poursuivent longtemps sur un ton aussi vif : en 1839 encore, Achille Fould, un banquier d'origine juive qui intervient souvent dans les discussions financières de son époque, défend la Banque de France en rétorquant aux demandes de baisse "qu'un taux de 3 % ferait fuir le numéraire" (B. Gille, op. cit. p. 79). A la même époque, Thiers vole lui aussi au secours de la Banque de France en affirmant "[qu]'un taux trop bas pouvait favoriser les entreprises hasardeuses qui détruisent ou compromettent la stabilité économique" (idem, p. 80). Le plaidoyer de Thiers en faveur de la Banque de France a fait dire à G. Ramon que "le grand vent du saint-simonisme n'avait pas effleuré [son] esprit" (cité par B. Gille, loc. cit.). De fait, les projets saint-simoniens de réforme du statut de la Banque de France n'ont rencontré aucun écho favorable au sein de cette institution.
Ibid.