Nous avons vu que dans l'optique saint-simonienne, le prélèvement constitué par le taux d'intérêt déterminait la coupure de la société entre deux classes antagonistes engagées dans un jeu à somme nulle pour le partage du revenu disponible.
Au début du mois d'octobre 1831, alors même que la perspective d'affrontements sociaux très graves semble se préciser à Lyon, Le Globe rappelle ce point essentiel de la doctrine de Saint-Simon pour explique "la détresse du commerce" : "Divisons la société en deux classes : les agriculteurs, les manufacturiers, commerçants etc. d'une part. Et d'autre part les propriétaires oisifs, capitalistes, rentiers ; il est entendu que nous ne voulons parler ici que de la propriété ou de la fortune indépendante de tout travail" 645 .
C'est cette conception de la société que Decourdemanche reproduit deux mois plus tard, comme nous l'avons vu, pour trouver une cause ultime au soulèvement des ouvriers lyonnais. A cause des loyers élevés qui alimentent les revenus des rentiers oisifs "les maîtres ne peuvent se procurer des capitaux qu'à des taux très élevés [...] ; et ils se trouvent dans la nécessité d'abaisser le salaire des ouvriers à des prix au moins égaux à ceux des fabriques étrangères" 646 .
Les taux d'intérêt élevés, créent des difficultés insurmontables aux maîtres des fabriques et ils se répercutent sur le salaire des ouvrier : "cette guerre funeste qui réduit les bénéfices des fabricants de Lyon a eu un contrecoup cruel sur le salaire des ouvriers" 647 .
Tous les travailleurs sont touchés par la crise. La pression rentière sur les bénéfices des industriels est très forte : les sommes qui leur restent une fois payées aux oisifs les charges que ces derniers prélèvent sur la production sont trop faibles pour rémunérer l'ensembles des travailleurs. Qu'il s'agisse du salaire au sens strict des ouvriers, du bénéfice des chefs d'atelier, les maîtres, ou même encore du bénéfice des fabricants, leurs revenus sont trop faibles pour qu'ils puissent consommer : la faiblesse de cette consommation populaire ne peut qu'aggraver la crise et nourrir un cercle vicieux déflationniste.
Seuls les rentiers ne sont pas frappés par la crise et peuvent consommer, mais cette consommation tombe dans la sphère rentière et elle n'exerce aucun effet d'entraînement sur la sphère productive. "La dernière de ces classes [celle des oisifs] perçoit en numéraire sur la première [celle des travailleurs], des loyers, des fermages, des intérêts, puis elle les lui rend en échange de produits qu'elle consomme improductivement au sein de son oisiveté, de sorte que les travailleurs jouent le rôle d'un mécanisme qui crée mille objets divers pour le plaisir des classes oisives, sans que celles-ci lui rendent rien en échange" 648 .
La consommation des oisifs est peu intéressante du point de vue de la production des richesses car elle exerce peu d'effets d'entraînement sur l'activité industrielle. Elle se rapporte à des activités parasitaires, à leurs yeux, incapables de créer une dynamique industrielle propice au redémarrage de l'économie : lorsque les rentiers emploient des domestiques, sans doute ceux-ci travaillent-ils dans l'esprit des saint-simoniens, mais leur travail n'entre pas dans la sphère industrielle. Ils participent ainsi à la reproduction des anciens rapports féodaux fondés sur la réciprocité de services rendus gratuitement : assistance et protection contre dévouement et travail gratuit.
La consommation des rentiers, en outre, contient une très forte part de thésaurisation, puisque le taux d'intérêt retire des richesses de la circulation, dont le ralentissement concourt aussi à restreindre la consommation globale. On retrouve alors la controverse entre les saint-simoniens et M. Dupin relative aux événements de Lyon et aux solutions pour y remédier. M. Dupin soutenait que la consommation des riches participait à la diffusion des revenus et les saint-simoniens lui rétorquaient que seule la consommation des travailleurs pouvait exercer un effet d'entraînement sur la production et sur le nombre de travailleurs employés : les travailleurs en effet ne consomment que des biens utiles, qui de ce fait sont produits par l'industrie ; d'autre part ils consomment tout leur revenu et la monnaie se diffuse dans tout le corps social pour engendrer le maximum d'activités industrielles.
Le Gobe, 2 octobre 1831. Dès avant le déclenchement des événements de Lyon, l'analyse sociale des saint-simoniens laisse présager la difficulté qu'ils éprouveront pour prendre clairement position dans le conflit opposant les ouvriers révoltés aux forces de l'ordre.
Decourdemanche, "art. cit.", Le Globe, 14 décembre 1831.
"France. Manifestation du parti des travailleurs. Les ouvriers de Lyon", Le Globe, 31 octobre 1831. En 1830, au sein de la Fabrique lyonnaise, les différentes fonctions industrielles sont certes strictement définies, mais elles sont aussi étroitement imbriquées, et les statuts respectifs, de ce fait, pas toujours très clairement précisés. Nous pouvons ajouter pour préciser ce que nous avons déjà dit à ce sujet (p. 238-242) qu'on y distingue alors principalement trois groupes d'acteurs dont les relations sont très codifiées : les fabricants ou négociants qui passent commande aux chefs d'atelier du produit qu'ils ont conçu et qu'ils doivent commercialiser ; les chefs d'atelier cumulent le statut d'artisan travailleur indépendant et celui d'ouvrier salarié puisque d'un côté ils sont propriétaires des machines et parfois des locaux et que d'un autre côté ils travaillent à façon pour les négociants ; il font pour leur part travailler les compagnons. Le groupe intermédiaire des chefs d'atelier est très hétérogène : s'il possède un ou deux métiers, le chef d'atelier est très proche des ouvriers compagnons ; s'il en possède six ou plus, il est alors plus proche des fabricants. Ainsi les saint-simoniens qui veulent considérer ces trois groupes comme des industriels ou des travailleurs parviennent mal à trouver des mots d'ordre adaptés à la situation de chacun, car leurs intérêts sont souvent divergents. D'autant plus que le groupe des chefs d'atelier est lui même traversé par des conflits internes au sujet du tarif à demander aux fabricants. Leur analyse des événements de Lyon a été très vivement critiquée et on peut estimer qu'elle est à l'origine du déclin de leur influence au sein du mouvement ouvrier. Pourtant leur point de vue se rapproche beaucoup de celui de Charnier, le chef du mouvement mutuelliste, très important à Lyon, qui écrira après les événements que "le tarif est un faux calcul, [que] la baisse des salaires est le résultat du système de libre concurrence, [et que] c'est ce système même qu'il fallait réformer" (cité par F. Rude, op. cit., p. 309).
"De la liste civile. De la détresse du commerce", Le Globe, 2 octobre 1831. Dans cette représentation saint-simonienne, la monnaie circule comme dans le circuit physiocratique : on retrouve bien une filiation méthodologique entre les physiocrates et les saint-simoniens. Au-delà de cette parenté méthodologique toutefois, les ressorts économiques et les implications politiques sont différents. Le zig zag physiocratique est auto entretenu : les rentiers fournissent l'impulsion initiale par les avances qu'ils retirent du précédent processus productif. Par contre le système saint-simonien est continuellement alimenté par l'énergie que les travailleurs lui confèrent à chaque nouveau processus : et pourtant, si c'est bien grâce aux travailleurs que le système fonctionne, ils n'en retirent aucun avantage : ils sont en dehors du circuit puisqu'ils perdent eux-mêmes l'énergie qu'ils lui transmettent chaque fois que s'enclenche un nouveau processus productif.