A - Les rentiers tirent parti des ressources institutionnelles pour empêcher la baisse du taux d'intérêt.

a - Les oisifs pervertissent les institutions fondées par les industriels.

a1 - Les industriels souffrent du désordre qui s'exprime dans les crises.

Sous la pression des industriels, l'organisation du travail a déjà connu des progrès significatifs qui ont permis d'en libérer les forces vives : "ça a été beaucoup pour nos devanciers d'avoir renversa les anciennes institutions qui s'opposaient au libre développement de l'industrie, c'est à dire au progrès continu de la division et de la combinaison des travaux" 659 .

Mais cette évolution industrielle est à peine ébauchée : "un pas plus important reste à faire ; il faut créer de nouvelles institutions qui assurent ce développement [de l'industrie], ce progrès continu" 660 .

Le chantier inachevé de cette réforme institutionnelle laisse la société dans un état de désordre très préjudiciable pour les industriels qui ne sont pas en mesure d'organiser le travail dans une telle situation d'anarchie : "Tant que cette tâche nouvelle n'aura pas été accomplie [...] la liberté de l'industrie restera toujours entravée par la multitude des obstacles qui naissent inévitablement pour elle d'un état d'anarchie" 661 .

Ainsi l'évolution institutionnelle, qui aurait dû permettre aux travailleurs de développer leur activité, reste dans un état d'inachèvement dramatique : elle se retourne même contre eux puisqu'elle aboutit seulement à une concurrence exacerbée qui les oblige à se dresser les uns contre les autres: "l'intérêt de chacun est presque toujours en opposition avec celui de son voisin, et tous deux dissipent, à se haïr et à se nuire, la force morale qu'ils pourraient si bien utiliser à s'aimer et à s'entraider" 662 .

Notes
659.

P. Enfantin, "Politique saint-simonienne", Le Globe, 28 avril 1831. On pourrait penser, à partir d'une citation isolée comme celle-ci, que les saint-simoniens ne se distinguent guère des industrialistes influencés par le libéralisme économique. De fait ces deux courants ont poursuivi un projet en partie identique et ils ont parfois emprunté la même voie : nous savons qu'il nourrissent tous deux l'ambition de favoriser le développement industriel. Mais alors que les industrialistes libéraux envisagent l'évolution industrielle d'un point de vue technique essentiellement, les saint-simoniens veulent intégrer sa dimension technique dans une analyse sociale et politique beaucoup plus large visant à provoquer un profond bouleversement des relations de pouvoir. Pour les saint-simoniens, en effet, c'est fondamentalement, l'institutionnalisation des échanges, qui est à l'origine de la croissance industrielle, et non le libre jeu des mécanismes du marché. Le marché dans ce processus du développement économique, est pourrait-on dire, une institution parmi d'autres. Quand ils se réfèrent "au progrès continu de la division et de la combinaison des travaux", ils pensent aux relations que les travailleurs entretiennent entre eux : cette solidarité leur permet d'être complémentaires et de réaliser un travail plus efficace. C'est l'application de la formule de Saint-Simon : "A chacun selon ses capacités. A chaque capacité selon ses œuvres".

660.

Idem.

661.

Ibid. On fait en général remonter l'origine de l'anarchisme moderne comme courant politique antiautoritaire et antiétatique à William Godwin (1756-1836) qui dans son Enquiry concerning Political Justice (1793) présente l'Etat comme un instrument d'oppression et d'asservissement des individus. L'anarchisme toutefois, en tant que courant organisé au sein du mouvement ouvrier se développe avec J. Proudhon (1809-1865) qui vulgarise ce concept et lui confère une dimension sociologique et politique. En 1830, par conséquent, les saint-simoniens utilisent ce terme dans son sens péjoratif ordinaire pour désigner une situation de chaos politique. Ils ne peuvent de toute façon s'accommoder d'une idée d'anarchie aussi radicalement opposée à leur conception de l'ordre social et de l'organisation politique : pour eux, l'idée d'anarchie ne peut germer dans l'esprit des hommes que lors des périodes critiques. Ils ont souvent reproché aux républicains un libéralisme outrancier qui, à leur yeux, confinait à l'anarchie et empêchait tout progrès durable dans le sens de l'organisation du travail. L'anarchie dans leur esprit est assimilée au mouvement libéral et pour "hideuse qu'elle apparaisse aux hommes […] doués d'un profond sentiment d'ordre",ils la considèrent "comme un élément indispensable […] dans les conditions transitoires où sont placées les sociétés modernes" ("France. Le pouvoir et les libéraux", Le Globe, 18 mars 1831. Marx reprend cette critique saint-simonienne de l'anarchie quand il la présente comme une stratégie mise en oeuvre par les bourgeois pour désorganiser l'ordre social précapitaliste afin de réaliser sans entraves, tels des pêcheurs en eau trouble, toutes les opportunités de profit pouvant se présenter à eux . "L'anarchie, écrit-il, est la loi de la société bourgeoise émancipée des privilèges hiérarchisants, et l'anarchie de la société bourgeoise est le fondement de l'ordre public moderne, tout comme l'ordre public est pour sa part la garantie de cette anarchie. Si opposées qu'elles soient, elles dépendent néanmoins l'une de l'autre" (K. Marx, La Sainte famille in Oeuvres, Philosophie, t. III, Gallimard, p. 556). A travers cette représentation de l'anarchie, on voit bien, une fois encore, l'influence profonde du saint-simonisme sur la formation politique de la pensée de Marx.

662.

Ibid.