CONCLUSION DU CHAPITRE III.

Contrairement aux libéraux, qui se réfèrent à la loi des débouchés, les saint-simoniens pensent qu'un équilibre macroéconomique de haut niveau n'a aucune chance de se réaliser.

Les travailleurs, en effet, qui forment la majeure partie de la population ont des revenus trop faibles : ils sont privés, en tant que producteurs, des instruments de travail nécessaires ; en tant que consommateurs ils ne peuvent se procurer assez de biens pour mener une existence agréable. Dans le meilleur des cas, par conséquent, où l'égalité entre la production et la consommation s'établit, il ne peut s'agir que d'un équilibre de bas niveau, intégrant conjointement une situation de sous production et une situation de sous consommation.

De toute façon, un équilibre, même de bas niveau est très rare pour les saint-simoniens car la production fluctue de manière erratique et mène le système capitaliste de crise en crise. Une politique fiscale équitable et bien fondée peut apporter quelques remèdes aux souffrances des travailleurs, mais son efficacité ne peut être que limitée : la politique fiscale peut seulement avoir une influence marginale.

Pour les saint-simoniens, en effet, c'est le taux d'intérêt qui est la variable explicative fondamentale des fluctuations cycliques : il faut s'intéresser au mode de prélèvement de ce taux pour comprendre l'origine des crises et considérer l'évolution de son niveau pour comprendre leur déroulement.

Il ne fait aucun doute en effet pour les saint-simoniens que les crises sont dues aux prélèvements rentiers qui pèsent sur les industriels et réduisent les capacités productives : taux d'intérêt acquittés pour les capitaux empruntés, en premier lieu, mais aussi taxes douanières répercutées sur les salaires, loyers des locaux industriels, etc. Après tous ces prélèvements, les industriels ne peuvent faire face à la concurrence étrangère : les fabricants 697 et les chefs d'atelier sont contraints de reporter leurs difficultés sur les ouvriers salariés. Les saint-simoniens voient dans les événements de Lyon l'illustration de leurs analyses théoriques.

A cette occasion, il s'avère bien à leurs yeux, que les travailleurs sont pris en tenaille entre des prélèvements rentiers inexorables qui laminent leurs revenus et "le dogme de la concurrence illimitée" 698 qui impose une pression très forte sur les salaires pour juguler la moindre hausse des coûts de production pouvant se répercuter sur le prix de vente.

Tant qu'un gouvernement ne s'attaquera pas au revenu des rentiers et ne mettra pas des limites au dogme de la concurrence, soigneusement entretenu par ces mêmes rentiers, des événements comme ceux de Lyon se reproduiront. Immanquablement ils provoqueront la baisse des salaires, le phénomène le plus marquant de la crise, qui traduit "la diète des travailleurs" 699 catastrophique à tous les points de vue : moral et social évidemment, mais aussi économique dans la mesure où elle se reporte sur le niveau de la demande globale dont la faiblesse entretient la crise dans un processus sans fin.

La crise industrielle est un révélateur de l'injustice du système capitaliste : elle frappe les travailleurs qui mènent une activité pleine de risques dans la sphère industrielle et elle épargne les oisifs qui vivent dans la sphère rentière, protégés des vicissitudes qui touchent l'industrie. Mais ce qui est encore plus grave, c'est qu'elle offre aux rentiers l'opportunité de prospérer en mettant à profit les difficultés qui frappent la classe des travailleurs.

Les rentiers détiennent dans le système capitaliste un grand pouvoir qui se manifeste par leur capacité à prélever un loyer sous forme monétaire sur le travail des industriels. La crise économique agit alors comme un révélateur de la nature profonde de ce système : elle provoque une exacerbation des relations de pouvoir et il est alors manifeste que toutes les institutions sont conçues dans l'intérêt des oisifs. Lorsque la crise se généralise et risque de menacer leurs intérêts, ils activent les dispositifs institutionnels, qui sont entièrement en leur faveur pour se prémunir contre ses conséquences.

Nous sommes bien au cœur d'un processus déterministe tel que le décrivent souvent les saint-simoniens : comme les rentiers disposent d'un grand pouvoir dans la société, ils mettent en jeu des stratégies efficaces pour défendre leurs intérêts et leur pouvoir est encore renforcé. Ainsi pour traverser la crise sans dommage, les oisifs s'appuient sur toutes les institutions mises par la société à leur disposition : institutions politiques, juridiques La crise leur fournit même l'opportunité de détourner à leur profit les institutions financières dont l'objectif naturel, d'après les saint-simoniens, est pourtant de créditer les travailleurs.

Le détournement le plus grave, à leurs yeux, opéré par les rentiers à la faveur de la crise est celui qu'ils font subir à l'organisation de la banque. Pour les saint-simoniens, la banque est la clé de voûte de toute l'organisation industrielle et les banquiers sont les premiers des industriels, les plus capables et les plus déterminés. Mais les rentiers perçoivent l'enjeu stratégique de cette institution et ils parviennent à la faire dévier de son but originel : les propriétaires capitalistes sont parvenus à s'emparer de la Banque de France et ils profitent du fait que les industriels sont affaiblis par la crise pour mettre cette banque au service de leurs intérêts rentiers : comme la Banque de France occupe une place centrale dans le système financier, elle peut imposer ses vues à toutes les autres banques.

Les perturbations cycliques confortent ainsi les positions des rentiers qui mettent à profit l'instabilité du système capitaliste. Grâce à leurs richesses accumulées, ils sont beaucoup moins contraints par les crises que les travailleurs touchés de plein fouet par la baisse de l'activité : ils ont un besoin vital de travailler et les emplois sont alors rares.

Les rentiers sont en position de force face aux travailleurs et ils utilisent le taux d'intérêt comme une arme financière. Les travailleurs doivent réagir à l'occasion de ces crises cycliques et opposer leurs propres stratégies à celles des rentiers : les oisifs utilisent le taux d'intérêt pour mettre la crise à profit ; ils doivent, eux aussi, utiliser le taux d'intérêt pour contrer les effets du cycle et se même se fonder sur ce taux pour mener une politique monétaire contracyclique.

Notes
697.

Pour les saint-simoniens, les fabricants travaillent et ils participent à la production : ils doivent donc être considérés comme des industriels. Nous avons vu qu'une telle classification sociale, pour logique qu'elle puisse paraître, était difficilement soutenable, en 1831, à Lyon, lors des événements qui mettaient aux prises les fabricants et les ouvrierset qu'elle plaçait les militants saint-simoniens de la ville en porte-à-faux vis à vis des ouvriers.

698.

P. Enfantin, "De la concurrence dans les entreprises industrielles", Le Producteur, t. III, n° 3, p. 386.

699.

Idem.