D'après les saint-simoniens le système capitaliste connaît un fonctionnement cyclique. Les cycles sont le symptôme des profondes perturbations qui affectent le système. Fondamentalement ces perturbations sont dues au prélèvement rentier que le taux d'intérêt fait subir aux industriels 700 qui produisent les richesses. A partir du moment où l'activité industrielle est subordonnée aux conditions d'organisation de la sphère rentière, elle ne peut s'exercer de manière harmonieuse, avec régularité.
Mais outre cette cause fondamentale de dysfonctionnement, les fluctuations erratiques du taux d'intérêt ne font qu'amplifier l'intensité des phases successives du cycle et ne font qu'aggraver par conséquent l'ampleur des perturbations. Les saint-simoniens estiment que le taux d'intérêt est instrumentalisé par les capitalistes oisifs qui le fixent, conformément à la logique rentière, au niveau le plus élevé possible pour obtenir le profit maximum : à un niveau tel qu'il désorganise le fonctionnement de l'économie industrielle.
Ils ont l'ambition d'utiliser ce même taux au service des travailleurs pour faire face aux stratégies rentières fondées sur le prélèvement d'un taux d'intérêt Et afin de contrarier l'influence que les rentiers exercent sur l'économie par l'intermédiaire du taux d'intérêt, les saint-simoniens envisagent deux stratégies : une stratégie de long terme et une de court terme.
L'objectif qu'ils assignent, à long terme, au taux d'intérêt, est bien connu maintenant : il s'agit de baisser le niveau du taux d'intérêt pour tarir les sources de revenu des rentiers et supprimer par conséquent le fondement même de leur pouvoir social. L'objectif qu'ils lui fixent à court terme est plus déconcertant au regard de la logique industrielle des saint-simoniens, telle que nous la percevons généralement : ils proposent en effet de fixer le taux d'intérêt au niveau le mieux adapté à la phase du cycle conjoncturel. Cela signifie en pratique que pour eux, la politique économique doit être réversible : il faut à certains moments baisser le taux d'intérêt ; à d'autres moments, il est souhaitable de l'augmenter, parfois même pour lutter contre la récession.
Ces deux objectifs, baisser par principe le taux d'intérêt à long terme et l'adapter à la situation de la conjoncture à court terme, peuvent sembler contradictoires. Pourtant les auteurs saint-simoniens qui abordent la question du recours au taux d'intérêt dans la politique conjoncturelle ne manifestent pas d'inquiétude quant à une éventuelle incompatibilité entre ces deux types de période. Il s'agit pour eux, grâce à une politique monétaire appropriée, d'atténuer les fluctuations cycliques si préjudiciables pour les travailleurs : dès le moment que la production est stabilisée, s'il le faut même, au prix d'une hausse du taux d'intérêt, c'est le spectre d'une très grave récession qui s'éloigne, et avec lui la perspective d'une régression sociale pour les travailleurs.
Créditer les travailleurs et atténuer les fluctuations cycliques sont deux fonctions complémentaires de la banque. Pour les saint-simoniens, l'économie française est engagée dans un processus de changement très profond : l'organisation de la banque dans cette situation doit jouer un rôle directeur puisque c'est à elle que revient la mission de créditer les travailleurs 701 . Les banques sont ainsi "le fait culminant de l'industrie" 702 elles doivent établir "le progrès de la confiance dans les relations industrielles" 703 . Mais à côté de cette fonction quasiment religieuse, elles ont un rôle immédiat à jouer dans l'organisation au jour le jour de la politique économique. La même organisation de la banque qui doit assurer le transfert des instruments de travail vers les industriels doit aussi exercer un rôle contracyclique pour atténuer l'ampleur des fluctuations préjudiciables avant tout pour les travailleurs.
Pour faire face à la généralisation du crédit, l'organisation d'une politique monétaire est inéluctable et le taux d'intérêt doit en être l'instrument principal. D'après les saint-simoniens, "l'idée [...] du crédit" 704 progresse très rapidement dans la société puisque "c'est le perfectionnement du crédit qui, en facilitant les échanges, augmente incessamment la richesse sociale, multiplie les instruments de travail et améliore la condition des travailleurs" 705 . De plus en plus, estiment-ils, les titres représentent un signe monétaire et constituent un véritable moyen de paiement, sur le modèle des "bons à terme qu'on appelle billets de l'échiquier" 706 , émis par le gouvernement anglais qui "font en quelque sorte office de monnaie" 707 . Or l'Angleterre, du point de vue de l'organisation financière, est en avance sur la France et, comme elle montre la voie dans ce domaine, on peut facilement, dans notre pays aussi, envisager un développement rapide du crédit. Aussi les saint-simoniens sont-ils très intéressés par l'idée de prendre date dans cette évolution pour essayer de l'influencer en faisant prévaloir leurs conceptions financières.
Le taux d'intérêt doit être l'instrument principal de la politique de la monnaie et du crédit. Les saint-simoniens insistent beaucoup sur le fait que, dans toutes les opérations de crédit, c'est le taux d'intérêt qui assure la relation entre celui qui distribue le crédit et celui qui le reçoit, entre le créancier et l'emprunteur : comme le taux d'intérêt organise le crédit, c'est à dire la distribution des instruments de travail, il oriente en même temps la vie économique et il la régule. Il est ainsi au cœur du lien social sur lequel se fonde toute l'activité, et il est par conséquent l'instrument principal de sa régulation. Cet outil, le taux d'intérêt, bénéficie institutionnellement d'une capacité d'intervention monétaire inégalable dans le fonctionnement d'une économie industrielle. Ainsi, c'est en se fondant avec une priorité absolue sur le taux d'intérêt que les saint-simoniens comptent mettre en œuvre une politique monétaire contracylique.
Nous verrons comment, dans une telle perspective contracyclique, ils envisagent la distribution du crédit : à quelle conception de la monnaie ils se réfèrent lorsqu'ils parlent de contrôler la circulation monétaire ; quelle est aussi l'organisation de la banque la plus propice à l'efficacité de la politique monétaire soit efficace (section I) ? Nous pourrons envisager ensuite le rôle essentiel qu'ils assignent au taux d'escompte dans la structure d'ensemble des taux : le taux d'escompte est, pour eux, le taux directeur qui détermine le niveau de tous les taux d'intérêt en vigueur dans l'économie ; ce taux d'escompte, avant tout, doit être révisable pour être en mesure d'exercer une action contracylique sur la conjoncture (section II). Nous nous demanderons enfin comment les saint-simoniens pensent recourir à ce taux d'escompte pour mener une politique monétaire contracyclique : soit qu'ils veuillent baisser ce taux pour lutter contre une récession, ce qui semble une situation saint-simonienne typique ; soit qu'ils estiment nécessaire, et c'est alors plus surprenant, d'augmenter ce taux d'escompte pour mener une politique de stabilisation si les circonstances l'exigent (section III).
Rappelons que l'industrie représentait dans son sens le plus large "l'ensemble des opérations qui concourent à la production des richesses". Le terme d'industrie était encore très largement utilisé dans cette acception traditionnelle au début du XIXe siècle, mais des auteurs de plus en plus nombreux prenaient l'habitude, à la suite de J.-B. Say, d'opposer l'industrie aux autres activités économiques, agriculture et commerce (Voir à ce sujet Le Grand Robert de la langue française, t. IV, article Industrie, Paris 2001). Les saint-simoniens, pour leur part, utilisent exclusivement ce terme dans son sens traditionnel pour bien marquer leur volonté politique d'opposer les industriels qui produisent les richesses aux oisifs inactifs qui ne produisent rien.
Le terme de crédit exprimait la confiance inspirée par quelqu'un ou par quelque chose, en particulier la confiance dans la solvabilité de quelqu'un qui incitait à ne pas exiger de paiement immédiat (cf. Le Grand Robert de la langue française, voir supra n. 1 p. 269). Enfantin, d'ailleurs, utilise indifféremment les deux termes de crédit et de confiance : "le crédit ou la confiance, est évidemment une cause d'accroissement des moyens d'action de l'homme sur la nature" (P. Enfantin, "De la circulation", Le Producteur, t. IV, n° 1 p. 19).
Exposition de la doctrine, p. 271.
I. Pereire, "Industrie", Le Globe, 10 sept. 1831.
P. Enfantin, "De la concurrence dans les entreprises industrielles" Le Producteur, t. III, n°, p. 395.
Le Globe, 10 février 1831. Adolphe Gueroult, avait adressé au préfet de la Seine un projet de banque d'escompte (cf. supra n. 2 p. 229) et Le Globe présente ce projet qui lui paraît intéressant. Adolphe Guéroult (1810-1872) fait partie des auteurs qui maintiennent vivante la tradition du saint-simonisme tout au long du XIXe siècle. Il a pris ses distances au début des années 1830 avec les aspects les plus spectaculaires et les plus outranciers de la propagande saint-simonienne et il ne participe pas à l'expérience de Ménilmontant dont il réprouve les excès, mais on le retrouve en 1848 auprès d'autres saint-simoniens, Laurent de l'Ardèche ou Pierre Leroux dans l'équipe du quotidien La République dirigé par un des leurs Eugène Bareste. Il collabore ensuite au Crédit fondé par Charles Duveyrier, dans lequel Enfantin exerçait une influence déterminante pour le choix de la ligne politique (Au sujet de ces deux publications, voir infra p. 363 et 365-366). Après l'échec de la Seconde République, son nom est essentiellement attaché à l'Opinion nationale qu'il fonde le 1er septembre 1859 avec le soutien actif de l'empereur Napoléon III. Sur l'activité de journaliste d'Adolphe Guéroult, on peut lire la thèse de droit de B. Costes, Un journaliste saint-simonien sous le second empire : Adolphe Guéroult, Paris, 1968. Toute sa vie Guéroult est resté fidèle au saint-simonisme. On retrouve dans son parcours politique les hésitations et les ambiguïtés de ce courant : il était socialiste et défendait sincèrement les conditions de vie du peuple mais, en même temps, il aspirait à jouer le rôle de conseiller du prince au point d'être nommé consul à "Mazatlan au Mexique par Guizot qui l'estimait fort" (M. Prévost dir., Dictionnaire de biographie française, Paris, 1985) et, plus tard, de soutenir de nombreuses entreprises de Napoléon III, comme sa politique italienne. En tant que saint-simonien, en effet, il est partisan d'un socialisme autoritaire et technocratique et il se méfie des idées libérales, dans le domaine de la politique aussi bien que de l'économie : comme de nombreux autres disciples, il rejoint les rangs républicains en 1848 et il continue de s'affirmer partisan de la république un certain temps, après même 1848, mais par la suite il n'hésite pas à soutenir l'action de Napoléon III qui a renversé la République.
I. Pereire, "Industrie", Le Globe, 13 novembre 1831.
Idem. L'opposition entre une France sous bancarisée et une Angleterre au système bancaire très dense est un "leitmotiv qui revient dans tous les ouvrages de ce temps, remarque R. Bigo (op. cit., p. 22) au sujet d'une étude sur le système des banques publiée par Emile Péreire en 1834, dans laquelle ce dernier insiste une nouvelle fois sur l'avance financière des pays anglo-saxons : "la France, écrit E. Péreire, n'a pas de banques. Par contre les anglo-saxons en ont cinq à six cents qui favorisent l'éclosion et la marche des entreprises" (loc. cit.).