Dans une de ses importantes leçons sur l'Industrie, Isaac Péreire classe de façon très conventionnelle les différentes formes monétaires suivant leur degré de matérialisation.
Il se réfère à la fable du troc qui aurait préexisté, lors d'une première phase des échanges marchands : "Ce n'est que dans l'enfance des sociétés que les produits s'échangent directement" 714 .
Mais cette forme d'échange est très malcommode et elle "s'oppose complètement au développement de l'industrie" 715 . Les hommes, dit-il, ont besoin "d'une commune mesure de la valeur pour simplifier les échanges" 716 et il associe, de la même manière qu'Adam Smith, le développement des formes monétaires au progrès de la division du travail.
D'abord apparaît une marchandise servant d'équivalent général : Isaac Péreire cite alors quelques exemples de marchandises diverses "choisies à cause de leur usage général ; brebis ; peaux de différents animaux [...]" 717 .
Viennent ensuite les métaux universellement choisis pour leurs qualités physiques : "ils offrent l'avantage de renfermer une très grande valeur sous un petit volume, la détérioration qu'ils éprouvent est à peine sensible" 718 . L'apparition des métaux précieux constitue alors, de ce point de vue, un progrès décisif dans l'histoire de la circulation monétaire : "aussi n'est-ce que depuis l'introduction des métaux précieux que la circulation a pu devenir assez rapide" 719 .
Mais le "génie industriel [ne] s'arrête pas là" 720 .Le métal est lourd, en effet, et son transport est risqué. Le recours à une monnaie métallique exigeait des transferts d'or et d'argent périlleux et coûteux : "Pour éviter l'inconvénient [d'un] double mouvement de fonds [entre les participants à l'échange] on inventa la lettre de change" 721 .
Si les lettres de change permettent une simplification des relations commerciales, elles ne dispensent pas de recourir aux monnaies métalliques en référence auxquelles elles étaient émises. Or, la multiplicité de ces monnaies dans les villes commerçantes "rendait les paiements [...] difficiles [...] et onéreux aux vendeurs et aux porteurs de lettres de change" 722 .
Pour surmonter cet inconvénient lié à la première monnaie de papier, les banques émettent des billets dotés d'une vitesse de circulation beaucoup plus grande et d'un pouvoir libératoire beaucoup plus général. Ces billets, pensent les saint-simoniens, offrent beaucoup d'opportunités, ils sont très avantageux et ils ont un grand rôle à jouer dans la direction des affaires industrielles : "c'est alors [avec leur apparition] que le crédit fut véritablement fondé" 723 , écrit I. Péreire.
I. Péreire, "Industrie", Le Globe, 9 septembre 1831. La théorie de l'évolutionnisme monétaire est souvent présentée comme une vérité indiscutable tant la lecture de l'histoire de la monnaie qu'elle propose semble simple et évidente. Ce type d'analyse relève plus généralement d'une conception organiciste de la société qui assimile le développement social au développement biologique du corps humain. Elle propose de la même manière une conception linéaire de l'histoire de la monnaie, allant du simple au complexe et permettant d'expliquer la constitution du fait monétaire comme le résultat du perfectionnement progressif de l'outil monétaire. Cette théorie tire, en outre, sa force de persuasion de son appartenance au corpus central de la théorie quantitative : celle-ci domina si longtemps et si profondément l'analyse de la monnaie qu'elle pouvait passer pour une vérité établie à laquelle tout économiste, Isaac Péreire comme les autres, avait du mal à se soustraire. Et pourtant, cette analyse longtemps tenue pour évidente est très discutable. Jean-Michel Servet, en particulier, a montré (La Genèse des formes et pratiques monétaires, thèse, Lyon 2, 1981) que la monnaie est au cœur des représentations symboliques dans les sociétés primitives. Les paléomonnaies, pour reprendre son expression, n'ont jamais eu de fonction purement utilitaires, mais renforçaient la cohésion du groupe grâce aux représentations collectives qu'elles faisaient partager par ses membres.
Idem. Isaac Péreire s'inscrit ici dans la tradition du XVIIIe siècle qui nourrissait une grande confiance dans les progrès de l'humanité. Le développement des formes monétaires est alors un instrument au service du progrès. Il suffit d'établir un parallèle, par l'intermédiaire du développement des échanges qu'elle favorise, entre la dématérialisation des instruments de paiement et les progrès de la civilisation en général. Adam Smith synthétise, dans l'ordre économique, cet optimisme du siècle des Lumières lorsqu'il parle "[d']une abondance universelle [qui] se répand parmi les différentes classes de la société" (A. Smith, La Richesse des nations, Garnier-Flammarion, 1991, t. I, p. 77-78). On peut estimer que, dans sa représentation d'un évolutionnisme monétaire, Isaac Péreire s'inspire d'Adam Smith qui exprimait l'idée que l'absence d'un équivalent général constituait un obstacle au développement des échanges. On lit en effet dans La Richesse des nations (op. cit., p. 91) : " Dans le commencement de la division du travail, cette faculté d'échanger dut éprouver de fréquents embarras dans ses opérations".
Ibid. Pour Isaac Péreire comme pour Adam Smith, la monnaie prend naturellement une importance croissante avec la division du travail qui, en multipliant les échanges, nécessite des moyens de paiement de plus en plus élaborés.
Ibid. Adam Smith écrivait : "dans les âges barbares, on dit que le bétail fut l'instrument ordinaire du commerce" (op. cit. p. 92). Adam Smith et Isaac Péreire illustrent de la même manière l'idée d'un troc originel auquel ils se réfèrent tous deux en utilisant des termes assez proches : "bétail, brebis". A tel point qu'une influence directe du premier sur le second est une hypothèse très plausible.
Id. On trouve sous la plume de I. Péreire tous les arguments conventionnels apparaissant dans les manuels de vulgarisation des mécanismes monétaires inspirés par les partisans de la théorie quantitative de la monnaie la plus stricte : la monnaie n'est qu'une marchandise servant d'équivalent général dans le système marchand et comme telle sa valeur est fixée lors des rapports d'échange s'établissant sur le marché. C'est l'approche traditionnelle dont Léon Say se fait encore le porte-parole dans son Nouveau dictionnaire d'économie politique, lorsqu'il écrit péremptoirement, pour critiquer Locke, qui avait eu l'audace, mal supportée par les partisans d'une monnaie marchandise, de parler d'une "valeur conventionnelle de la monnaie" : "C'est au contraire [écrit-il pour critiquer Locke] parce que l'or et l'argent avaient une valeur universellement reconnue, étaient universellement désirés, qu'on eut l'idée de les employer dans les payements" (op. cit., p. 179).
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.