Les billets de l'échiquier anglais offrent, aux yeux d'Isaac Péreire, un bon exemple de circulation monétaire liée à une organisation financière centralisée. Dans ce pays, les particuliers placent leurs capitaux dans les banques et "les banquiers anglais placent [à leur tour] une grande partie de leurs fonds disponibles en billets de l'échiquier" 764 . La circulation de ces billets est alors générale dans ce pays : personne ne songe seulement à les refuser comme moyen de paiement ; "la masse de ces bons est infiniment plus considérable qu'en France" 765 et leur usage est entré dans les mœurs.
L'attrait constitué par l'intérêt lié à ces billets est également très important : il est versé par le gouvernement, à la fin de chaque semestre, "au dernier porteur [qui] touche la totalité de ces intérêts" 766 . Comme ces billets circulent beaucoup et passent de main en main, chacun de leurs détenteurs successifs aura reçu au cours du semestre une part de cette somme au prorata du nombre de jours pendant lesquels il les aura eus en sa possession : cette somme est avancée par celui qui fait l'acquisition d'un billet et il rentre dans ses fonds lorsque à son tour il s'en défait.
Il est possible, estime Isaac Péreire, d'encourager dans notre pays une évolution allant dans le même sens, car l'organisation qui fonctionne très bien en Angleterre y existe déjà à l'état embryonnaire : "le trésor français émet des bons à diverses échéances, généralement à cinq mois" 767 , semblables aux billets de l'échiquier, mais il le fait sur une bien plus petite échelle que le trésor anglais.
Ces émissions sont encore assez timides et "le taux d'intérêt […] attaché [à ces bons] est très bas" 768 mais elles suscitent pourtant un grand engouement auprès des ménages fortunés qui demandent en grand nombre à convertir leurs capitaux en bons du trésor : "très souvent il [le trésor français] n'a pu suffire à toutes les demandes qui lui étaient adressées par les capitalistes ; il a été obligé de refuser de donner de nouveaux bons" 769 .
C'est dire que ces billets bénéficient d'une garantie très solide et inspirent une grande confiance. Ils peuvent en outre s'échanger sans problème puisqu'ils sont très liquides et donc aisément négociables. Isaac Péreire, dans ces conditions, peut regretter que le gouvernement ne tire pas parti du succès rencontré par l'émission de ces bons pour exercer un pouvoir de contrôle monétaire : une émission plus large aurait pourtant, dans sa logique, un effet d'entraînement très important sur la circulation des richesses, moyennant un coût très faible, puisque, nous l'avons vu, le taux d'intérêt attaché à ces bons est très faible.
Ibid. La banque d'Angleterre dispose à cette époque de fonds considérables car les banques de province mettent leurs réserves en dépôt dans les banques de Londres qui les déposent à leur tour auprès d'elle. Elle emploie alors ces fonds pour accorder des crédits à l'économie en escomptant des effets de commerce, et en premier lieu pour prêter de l'argent à l'Etat en prenant en pension des billets de l'échiquier. Dans son Histoire du peuple anglais au XIX e siècle, II, 1815-1821, Du lendemain de Waterloo à l'avènement de Sir Robert Peel siècle, Hachette, 1928, p. 32-36, Elie Halevy explique les relations entre la Banque d'Angleterre, le plus grand prêteur du royaume, et le Trésor, le plus grand emprunteur. Il montre comment le gouvernement se sert de la Banque d'Angleterre pour placer les bons du Trésor qu'il émet, et comment, en guise de gratitude, il place auprès de la Banque toutes les recettes fiscales de l'Etat en attente d'être dépensées : celles ci représentent une somme très importante que la Banque peut prêter et mettre alors à profit. Tout l'édifice financier du Royaume-Uni repose ainsi sur la Banque d'Angleterre : nul doute, dans ces conditions, que les saint-simoniens se soient inspiré de son modèle pour imaginer leur Banque générale qui reste encore à constituer.
Ibid. Dans la suite de sa Leçon, Isaac Pereire tempère son admiration pour la supériorité de l'organisation financière de la Grande-Bretagne : le développement de ce pays, estime-t-il, est trop déséquilibré car il laisse coexister une grande misère morale et sociale, avec une grande richesse matérielle. "Nous avons souvent eu, dans le cours de nos leçons, écrit-il, l'occasion de citer l'Angleterre pour vous faire voir la supériorité de son organisation sur celle de la France. […] Cependant il n'y a en Angleterre qu'un grand développement de forces mécaniques, une grande économie de moyens ; mais du reste absence de vie réelle dans toute cette organisation industrielle ; c'est une machine qui broie impitoyablement une foule d'individus"("Industrie", Le Globe, 14 novembre 1831). Si du point de vue de l'efficacité financière, l'Angleterre passe pour un modèle auprès des saint-simoniens, il se situe, du point de vue moral, aux antipodes de l'enseignement de leur maître.
Ibid.
Ibid.
Ibid. A titre de comparaison, I. Pereire précise que les "billets de l'échiquier qui lui servent de référence "se négocient actuellement à Londres, à 1 denier ½ sterling par jour, soit 2 ¼ p. 100 l'an environ" ("Industrie", Le Globe, 14 décembre 1831). C'est aussi, du reste, ce type de papier qu'Enfantin doit prendre comme exemple lorsqu'il propose, lui aussi, l'émission de billets portant intérêt, pour accélérer la circulation monétaire et faciliter la distribution des capitaux aux industriels.
Ibid. En 1824, Villèle, alors ministre des finances de Louis XVIII, émit 140 millions de francs de ces bons qui contribuèrent à dédommager les propriétaires d'Ancien Régime pour la confiscation de leurs biens pendant la période révolutionnaire. Ces bons du trésor, qui semblaient allier sécurité et rentabilité, eurent immédiatement beaucoup de succès et ils furent très demandés par les banquiers à la recherche de placements liquides. La forte demande de ces bons favorisa la baisse des taux d'intérêt puisque l'offre de capitaux pour se les procurer était très importante. Et pourtant malgré la baisse du taux d'intérêt, le succès de cette forme de placement ne se démentit pas. Au sujet de cette opération financière on peut consulter M. Marion, op. cit. p. 36-46.