b - Le taux d'escompte comme convention.

La relation de crédit qui se forme entre prêteur et emprunteur lorsque le taux d’escompte est fixé par l’intermédiaire des banques apparaît comme la convention typique d’une société industrielle. Les termes du contrat peuvent être présentés de la façon suivante : "les oisifs qui n’ont pas besoin de consommer à l’instant même tous les produits qu’ils possèdent [consentent] à les confier aux travailleurs" 861 . En contrepartie les travailleurs s’engagent en premier lieu "à les leur rendre [ces produits] à mesure de leur besoin" 862 , dès qu’ils en ressentent l’utilité, avant même qu’ils leur fassent défaut, et en second lieu, "à en rendre la valeur sous la forme qui conviendrait aux oisifs" 863 : une quantité plus importante de produits sous la même forme ou une plus grande valeur sous une forme différente.

Une telle convention est avantageuse pour les deux parties puisque les travailleurs peuvent réaliser une production grâce à l'avance en capital consentie lors du contrat, et que les oisifs se dessaisissent d’un bien dont ils n’ont pas un besoin immédiat, pour le faire fructifier indirectement grâce à l’activité des travailleurs et pour le récupérer ultérieurement dans une plus grande quantité ou sous une forme plus valorisée. "Il est évident qu’une pareille convention présenterait, d’une part, un avantage aux travailleurs qui augmenteraient leur puissance de toute la force des machines qui leur seraient livrées et que les oisifs préféreraient se débarrasser du soin de garder les produits de leur travail passé" 864 .

Dans une économie monétaire en effet l’abandon momentané de son capital par le propriétaire n’est pas gratuit. Il doit payer au travailleur le service qu’il lui rend en mettant à disposition ce capital pour une période donnée : "les conventions de ce genre [sont] de nos jours, onéreuses à l’emprunteur et au locataire" 865 . Ainsi la relation entre l'emprunteur et le prêteur, s'applique à travers ce contrat, au fonctionnement d’une économie monétaire et elle acquiert par la même occasion une dimension financière : le taux d’escompte mesure, sous une forme monétaire, l’effort consenti par le capitaliste pour prêter son capital et le gain réalisé par le travailleur qui dispose des moyens de production nécessaires.

Le taux d’escompte par conséquent exprime l’état de la convention entre le propriétaire et l’industriel qui signent le contrat de prêt et d’emprunt mais "la condition d’intérêt ou de loyer étant variable" 866 , la convention peut être avantageuse pour le prêteur ou au contraire pour l’emprunteur : suivant l’état du rapport social de forces, "il se peut qu’on stipule des avantages pour les oisifs ou pour les industriels" 867 .

Grâce à cette convention "qui détermine les oisifs à confier leurs fonds aux travailleurs" 868 , un surplus de production est obtenu. La question centrale qui intéresse en priorité les saint-simoniens, est alors de savoir à laquelle de ces deux classes le surplus de production va le plus bénéficier.

La réponse dépend en fait de l’état du rapport de forces entre les deux classes qui s’opposent : "Tantôt les oisifs, lorsqu’ils sont en mesure de dicter leurs conditions, peuvent se réserver, outre la libre disposition de leur capitaux au moment de leurs besoins, une part des produits que les industriels créent en les employant ; tantôt au contraire les producteurs, lorsque la situation politique est à leur avantage, pourraient déterminer les conditions que […] ceux d’entre eux [les oisifs] qui voudraient se reposer seraient obligés de remplir pour vivre dans l’oisiveté" 869 .

Dans tous les cas c’est le niveau du taux de l’escompte fixé par la banque qui donne des informations sur les gains et les pertes respectives de chacune des parties lors de la convention passée entre elles.

Le taux d’escompte est le prix de l’avance en capital "que doit payer chaque producteur" 870 . Il dépend du degré de confiance accordée aux travailleurs dans une société donnée : il équivaut plus précisément à "une prime de solvabilité que doit payer chaque producteur pour avoir la libre disposition pendant un certain temps, d’une partie de ces produits [des biens de production avancés]" 871 .

C’est alors aux banques d’escompte de fixer le montant de cette prime de solvabilité et d’organiser son versement et pour cela, pensent les saint-simoniens, elles doivent s’organiser comme une compagnie d’assurance.

Notes
861.

P. Enfantin, "Des banques d'escompte", Le Producteur, t. II, n° 14, p. 21. Lorsqu’il ont en vue la réalisation effective d’un projet, comme ici la fondation de banques d’escompte, les saint-simoniens tempèrent leur opinion : ils ne mettent plus en avant l’opposition irréductible entre les travailleurs et les capitalistes mais insistent au contraire sur la nécessité de mobiliser toutes les ressources en s’appuyant sur leurs d’intérêts communs : volens, nolens, les deux classes antagonistes dépendent parfois l’une de l’autre et leur sort est alors lié. C’est ce que l’on peut appeler le saint-simonisme pratique.

862.

Idem.

863.

Ibid.

864.

Ibid.

865.

Ibid. L’importance accordée à la notion de convention par Enfantin montre qu’il n’a aucune confiance dans les mécanismes du marché pour régler l’ensemble des relations financières. Pour les saint-simoniens, nous l’avons vu le taux d’intérêt ne dépend pas de la confrontation de l’offre et de la demande de capitaux, mais d’un rapport de forces social. La convention passée entre emprunteurs et prêteurs repose sur l’hypothèse d’une perpétuation de l’état antérieur des choses. Le marché de ce point de vue serait une institution parmi d’autres, régie par les conventions s’appuyant sur le respect de la tradition et, de ce fait, presque toujours favorables aux propriétaires. D'ailleurs le taux d’escompte de la Banque de France, fixé une fois pour toutes à 4%, ne peut en effet être perçu comme un prix formé sur le marché flexible, mais il apparaît bien plus comme le résultat d’une convention immuable. Ainsi la réalité de ce taux immuable nous paraît beaucoup plus conforme à l’analyse des saint-simoniens, exprimée ici par Enfantin, qu’à celle des libéraux.

866.

Ibid.

867.

Ibid.,p. 24.

868.

Ibid.

869.

Ibid.

870.

Ibid., p. 22.

871.

Ibid.