b - Crédit public et effet multiplicateur.

Non seulement les saint-simoniens sont persuadés de l'efficacité du crédit pour mener une politique de relance, mais, en outre, ils pensent que celui-ci, exerce vraisemblablement un effet multiplicateur sur l'activité.

Sous le titre "Politique industrielle", on peut lire dans Le Globe du 8 mars 1832, un article vantant l'efficacité de la dépense publique. En période de crise, il s'agit d'utiliser pour les travaux publics une partie des sommes affectées généralement au budget de l'armée : à des dépenses improductives, il veut en fait substituer des dépenses productives exerçant un effet d'entraînement. "En temps ordinaire, écrit-il, la France dépense 200 millions pour le budget de la guerre. Avec une somme pareille bien employée au profit de l'industrie, on obtiendrait des résultats gigantesques" 950 .

L'auteur, Enfantin vraisemblablement qui a toujours poursuivi le projet d'une grande ligne radiale propose d'affecter une partie de cette somme à la construction de chemins de fer : "pour compléter l'établissement du chemin de fer du Havre à Marseille, une somme de 100 millions de francs serait nécessaire" 951 ; outre son effet sur le niveau de l'activité ce chemin de fer aurait aussi un effet structurant sur l'économie française.

C'est une véritable politique de relance par les grands travaux publics qui est proposée. La rentabilité d'une telle entreprise ne fait aucun doute pour les saint-simoniens, et le gouvernement pourrait garantir "à une compagnie un revenu de 2 à 3 millions pendant 30 ans" 952 , c'est à dire un rendement du capital de 2 à 3 %, de telle sorte que "les entrepreneurs se disputeraient cette immense entreprise" 953 .

Comme la rentabilité est forte et le risque faible, le financement d'une telle entreprise, qui bénéficierait en outre dans une optique saint-simonienne, de la garantie financière de l'Etat, offrirait une opportunité de placement très intéressante aux capitaux disponibles de telle sorte que la mobilisation des sommes nécessaires ne présenterait guère de difficultés : "le crédit public se trouverait tellement affermi par l'adoption d'une marche aussi salutaire que le gouvernement pourrait demander à l'emprunt la somme nécessaire à ces dépenses" 954 .

Un investissement initial autonome, soutenu par le crédit public, déclencherait une impulsion mettant en mouvement de nouveaux flux monétaires. Ces flux se diffuseraient ensuite par vagues successives et ils entraîneraient une augmentation du revenu national : "telle deviendrait la prospérité de toutes les classes, qu'un budget qui est écrasant aujourd'hui se trouverait dans peu n'être qu'une charge légère" 955 .

C'est bien le principe d'une politique contracyclique qui est formulé ici par les saint-simoniens : ils veulent relancer la production en injectant dans le circuit économique une monnaie de crédit se concrétisant sous la forme de billets de banque. On retrouve alors l'importance du taux d'intérêt dans les politiques de relance puisque l'émission de monnaie de papier qui amorce la relance de l'économie est étroitement liée au niveau de ce taux.

Notes
950.

M. Chevalier, "Politique industrielle", Le Globe, 8 mars 1832. A titre de comparaison, les dépenses globales du budget de 1832 devaient s'élever à un peu plus de 1100 millions de francs. Les dépenses militaires représentaient presque 20 % des dépenses totales de l'Etat (chiffres rapportés par M. Marion, op. cit., p. 134).

951.

Idem. La première grande ligne commerciale construite en France, celle de Paris à Saint-Germain, ouverte en 1837, aura coûté 6 millions de francs. L'estimation d'Enfantin pour une ligne Le Havre – Marseille semble ainsi largement optimiste. Mais il s'agissait avant tout de convaincre les milieux d'affaire de participer au financement et de gagner leur adhésion en faisant miroiter une belle rentabilité. Ce projet d'Enfantin illustre, quoiqu'il en soit, l'esprit visionnaire des saint-simoniens qui veulent ouvrir cette grande ligne radiale du Havre à Marseille alors que quelques kilomètres seulement affectés à un pur usage industriel sont ouverts dans tout le pays.

952.

Ibid.

953.

Ibid. Afin de surmonter les réticences des bailleurs de fonds, Enfantin doit les convaincre qu'une telle entreprise est à la fois rentable et peu risquée. Car les réticences justement étaient très fortes à la suite de la construction des canaux entreprise par le gouvernement de la Restauration (cf. supra, p. 19), qui avait montré la difficulté du financement de grands travaux nécessaires à la modernisation du pays (voir B. Gille, op. cit., p. 206). "L'administration, nous apprend à ce sujet Léon Say, avait évalué à 2700 kilomètres la longueur des travaux à terminer et à 10 800 kilomètres celle des canaux qu'il paraissait utile de créer. Le montant des entreprises réputées urgentes était estimé à 200 millions". Or de 1814 à 1830, précise encore L. Say, le gouvernement, au prix d'un financement pourtant très complexe, ne parvint à réunir que "143 millions [pour financer une] longueur d'environ 900 kilomètres de canaux" (L. Say, op. cit. p. 300).

954.

Ibid.

955.

Ibid. Il est maintenant question, en mars 1832, d'assurer "la prospérité de toutes les classes" et non plus de "transférer les richesses entre les mains des travailleurs". Lors des derniers mois de parution du Globe, le projet technique des saint-simoniens prend de plus en plus le dessus sur leur projet politique : ils semblent davantage préoccupés par la réalisation de grands travaux que par la prise de pouvoir des travailleurs réunis en associations. C'est d'ailleurs vers la fin de la période de parution du Globe que M. Chevalier publie dans ce journal "Le Système de la Méditerranée". La parution quotidienne du Globe mobilise une énergie gigantesque et de nombreux apôtres se sont épuisés à la tâche. L'enthousiasme militant des saint-simoniens a semblé faiblir avec les évènements de Lyon au cours duquel ils ne sont pas sentis en phase avec le mouvement ouvrier, comme nous l'avons vu. C'est peut-être à partir de ce moment, que les disciples de Saint-simon se sont recentrés sur les objectifs du saint-simonisme pratique. Mais il est difficile de faire vivre une revue engagée lorsque l'enthousiasme militant faiblit : les rédacteurs du Globe ne pourront assumer longtemps un tel décalage entre un projet ambitieux et un enthousiasme militant affaibli : au bout de quelques mois, la revue cessera de paraître. . Il est par ailleurs difficile de mobiliser beaucoup d'énergie militante pour un projet politique modéré : Enfantin sera confronté à cette difficulté en 1849, lorsqu'il tentera, avec peu de moyens financiers de faire vivre Le Crédit, une revue prônant la modération et privilégiant des analyses techniques, après une période de tourmente révolutionnaire pendant laquelle les positions s'étaient radicalisées.