b - La baisse du taux d'intérêt comme solution aux événements de Lyon 969 .

Les saint-simoniens ont toujours accordé une grande importance à la vie politique et économique de Lyon. Cette ville était une destination privilégiée pour leurs missions en province. Les sympathisants et partisans du saint-simonisme y étaient nombreux et organisés : ils intervenaient fréquemment dans des journaux locaux acquis à leurs thèses comme La Glaneuse ou L'Echo de la fabrique 970 .

Ils ont participé activement à l'organisation du mouvement ouvrier à Lyon, mais lorsque les événements ont éclaté, leur attitude, comme nous l'avons vu déjà, n'a pas été dénuée d'une certaine ambiguïté. De profondes divergences sont apparues entre les fabricants et leurs employés sur le niveau des salaires : or ces divergences n'entraient pas dans la logique traditionnelle des saint-simoniens, qui ne pouvaient accepter l'apparition de clivages à l'intérieur de la classe des travailleurs.

Ils refusaient l'idée d'un antagonisme entre les patrons et les ouvriers et préféraient reporter la responsabilité de la misère des travailleurs sur une législation et sur une organisation sociale entièrement favorable à la classe des propriétaires capitalistes en général et au groupe des rentiers du sol en particulier 971 .

Si les salaires étaient si bas, estimaient-ils, c'est parce que les industriels devaient affronter une concurrence délétère pour les relations sociales. Et non seulement les fabricants lyonnais devaient affronter la concurrence des pays étrangers, mais une législation injuste ne leur permettait pas de le faire à armes égales.

Dans un article du 14 décembre 1831, Le Globe désigne essentiellement trois causes comme responsables de l'insurrection lyonnaise :

  • Les "lois [injustes] sur les faillites [qui] sont combinées de telle sorte" que les commerçants sont les derniers remboursés, "l'actif du failli [étant] presque toujours absorbé par des frais de justice énormes" 972 .
  • Une fiscalité inéquitable avec "des impôts indirects [qui] pèsent sur les objets de première nécessité, tels que le vin, le sel, le tabac" 973 .
  • Enfin et surtout une organisation du crédit inefficace : "à défaut d'institutions de crédit, les maîtres ne peuvent se procurer des capitaux qu'à des taux très élevés" 974 comme nous l'avons déjà signalé.

C'est pour cette dernière raison essentiellement, comme nous l'avons déjà vu, que les fabricants lyonnais, les fabricants de soie surtout précise Decourdemanche, "ne peuvent dès lors soutenir la concurrence avec les nations chez lesquelles les capitaux sont à meilleur marché" 975 ; C'est bien le taux d'intérêt qui est ainsi désigné comme le principal responsable des difficultés rencontrées par l'industrie lyonnaise, et par conséquent comme le principal responsable des événements tragiques de Lyon. C'est bien à cause de ce taux d'intérêt si élevé que "les maîtres [...] se trouvent dans la nécessité d'abaisser le salaire des ouvriers pour pouvoir maintenir leurs produits à des prix au moins égaux à ceux des fabriques étrangères" 976 .

Pour les saint-simoniens, la crise traversée par l'industrie a des causes avant tout financières qui accroissent considérablement ses coûts d'exploitation, empêchent la distribution de salaires convenables et acculent tous les travailleurs à la misère. Afin de trouver une solution à la crise il faudrait, pensent-ils, réorganiser tout le système fiscal et tout le système bancaire.

Il faudrait à leur avis, pour apporter une réponse immédiate à cette crise, "faire baisser le taux de l'escompte [afin de] permettre à tout citoyen de fonder des banques en concurrence avec la Banque de France" 977 . Entre autres avantages, cette mesure aurait surtout celui de faire sauter le verrou d'un taux d'escompte de 4 % imposé une fois pour toutes par la Banque de France, quelles que soient les circonstances.

Notes
969.

En se battant sur les barricades lors des journées de juillet 1830, les ouvriers de Paris ont précipité la chute de la monarchie restaurée. Son remplacement par la monarchie bourgeoise de Louis Philippe a laissé chez eux un profond ressentiment causé par l'impression de s'être fait voler leur victoire. Ce sentiment d'injustice a culminé à Lyon où les ouvriers affrontaient une situation économique difficile depuis la crise de 1825-1826. C'est dans ce contexte que les ouvriers de Lyon ont exprimé leur mécontentement : par la manifestation pacifique de grande envergure du 25 octobre d'abord ; par l'insurrection armée des 2 et 3 novembre ensuite. (Sur ces événements de Lyon se reporter avec intérêt à F. Rude, L'insurrection lyonnaise de novembre 1831. Le mouvement ouvrier à Lyon de 1827 à 1833, Anthropos, Paris, 1969, 785 p.). Les saint-simoniens, nous l'avons vu ont accordé une grande attention à ces événements. Michel Chevalier leur a consacré d'importants articles dans Le Globe du 31 octobre et dans celui du 27 novembre 1831.

970.

La Glaneuse, journal des salons et des théâtres (1831-1832), était fortement teinté de saint-simonisme. Les sympathies saint-simoniennes transparaissent en effet à travers une stratégie visant à réconcilier tous les travailleurs, patrons et salariés, au sein d'un vaste rassemblement des industriels. Conformément à cette ligne de conduite, il a lancé aux ouvriers, le 25 octobre 1831 un appel qui est resté célèbre : "il y a trois jours encore nous avons montré aux fabricants l'abîme dans lequel leur égoïsme pouvait les engloutir ; et depuis vous nous avez vu combattre dans vos rangs" (cité par F.Rude, op. cit., p. 560). L'influence du saint-simonisme sur la rédaction de ce journal transparaît encore plus nettement lorsque L.-A. Berthaut, un de ses chroniqueurs, reprend, dans le numéro du même jour, la formule de Saint-Simon : "Nos sympathies sont pour la classe la plus nombreuse et la plus pauvre" (cité par F. Rude, op. cit., p. 561). L'Echo de la fabrique quant à luigravitait également dans la mouvance saint-simonienne. Arlès-Dufour, le saint-simonien le plus éminent de Lyon y avait lancé un appel aux travailleurs anglais, "A nos frères d'Angleterre" qui préfigurait les bases d'une association universelle des travailleurs. Cet appel avait été relayé par Antoine Vidal, qui peu de temps après avait publié dans le même journal un article intitulé : "De l'union universelle entre les travailleurs" (sur ces événements, on peut lire F. Rude, op. cit., p. 14-15).

971.

voir supra, p. 241-242.

972.

Decourdemanche, "Sur la nécessité de résoudre promptement les questions soulevées par l'insurrection de Lyon. Causes de la crise actuelle et moyens de la faire cesser", Le Globe, 14 décembre 1831.

973.

Idem. Les impôts sur le sel, le tabac et les boissons se trouvaient au centre d'un débat politique très vif. Les républicains et les défenseurs des classes populaires en général, réclamaient la suppression de ces impôts indirects jugés inégalitaires et néfastes pour l'activité économique. Les conservateurs, défenseurs de l'orthodoxie budgétaire, étaient partisans de leur maintien, comme par exemple le baron Louis qui estimait "que les contributions indirectes sont les plus équitables de toutes, celles qui se proportionnent d'elles-mêmes à la prospérité publique" ( cité par M. Marion, op. cit., p. 117). Ce débat était très animé car il intégrait une dimension hautement symbolique : l'impôt sur les boissons en particulier était perçu par le peuple comme une mesure qui s'en prenait à son mode de vie, et voulait l'empêcher de développer ses propres relations de sociabilité. Le gouvernement issu des journées de juillet fut contraint d'abaisser ces droits indirects pour donner satisfaction aux couches populaires qui l'avaient porté au pouvoir. Par diverses mesures, suppression à l'octroi "des droits d'entrée dans les villes au-dessous de 4000 âmes", baisse du "droit de détail à 10 % du prix de vente", autorisation pour "les débitants de boissons à s'en affranchir [du droit de détail] par des abonnements individuels ou collectifs" [...], "l'impôt sur les boissons fut réduit de 40 millions sur les 100 environ qu'il rapportait" auparavant (M. Marion, op. cit., p. 117). Les adversaires de cet impôt, au premier rang desquels les saint-simoniens, retenaient surtout le fait que 60 millions sur 100 étaient toujours prélevés sur ces consommations populaires.

974.

Ibid.

975.

Ibid. En Angleterre à cette époque, le niveau du taux d'intérêt était bien inférieur à celui de la France. C'est sans doute dans le but de financer leurs investissements à meilleur compte que certains fabricants lyonnais ont pris l'habitude d'aller "porter à Londres les métiers et d'y élever des manufactures" (F. Rude, op. cit., p. 111-112). Les négociants lyonnais eux-mêmes critiquent "la connivence coupable des fabricants lyonnais" qui suscitent la concurrence et provoquent un mouvement de concentration. En tête de ces fabricants coupables, ils citent un certain Depouilly, qui dès 1817, fondait près de Lyon un très grand établissement de 600 ouvriers, portant ainsi à leurs yeux une lourde responsabilité personnelle dans l'évolution "qui devait finalement tuer le petit atelier et rejeter définitivement les artisans dans le prolétariat" (F. Rude, op. cit., p. 50).

976.

ibid.

977.

Ibid.