c - En pleine tourmente révolutionnaire, les saint-simoniens font toujours confiance à la baisse du taux d'intérêt pour relancer l'industrie lyonnaise.

On peut se demander si les saint-simoniens apprécient bien la gravité de la situation lyonnaise. Face à des événements d'une gravité exceptionnelle en effet, ils reproduisent les arguments traditionnels de leur catéchisme qui instaure un seul clivage, autour du taux d'intérêt, entre les oisifs et les travailleurs. Au sein du groupe des travailleurs ils ne veulent pas dissocier les fabricants et les salariés en prenant parti pour les uns plutôt que pour les autres. La seule solution est alors de rejeter la responsabilité des difficultés sur les oisifs qui prélèvent sur la production un taux d'intérêt préjudiciable pour tous les travailleurs : "qu'on élève des établissements de crédit, qu'on abroge la loi des céréales" 978 écrivait Michel Chevalier après la manifestation du 25 octobre 1831.

Ils ne veulent pas non plus se départir de leur pacifisme. En pleine tourmente révolutionnaire, ils regrettent l'insurrection et lancent à leurs disciples lyonnais un ordre de conciliation en leur demandant de jouer les conciliateurs : "mettez-vous en communion avec les fabricants et les ouvriers, afin que, par vous, abjurant bientôt leurs querelles déplorables, ils se sentent et se rendent justice" 979 .

Un tel appel au calme doit paraître irréel aux ouvriers engagés dans la lutte. Cette attitude des dirigeants parisiens a été très mal comprise, "sur le terrain", par les saint-simoniens lyonnais qui ont fait part de leur amertume à leurs frères parisiens.

Les idées des saint-simoniens avaient exercé une grande influence à Lyon et leurs missions y avaient connu un grand succès. Elles avaient beaucoup contribué, sans doute, à l'émergence d'une conscience politique chez les ouvriers de cette ville. Mais une fois l'épreuve de force engagée, les saint-simoniens ne voulurent pas se départir de leur analyse industrialiste qui voyait dans le prélèvement du taux d'intérêt la seule origine financière des difficultés. A partir de ces événements, on peut dire que les saint-simoniens ont perdu le contact avec le monde du travail. Ils ont même perdu tout contact avec la réalité sociale en général. Cette dérive politique s'est traduite par un repliement du groupe sur lui-même et elle s'est terminée par la triste expérience de Ménilmontant.

Lors des événements de Lyon, les saint-simoniens ne semblent pas en phase avec la réalité économique et leurs recommandations de politique économique semblent inopérantes. Pourtant on ne peut les taxer de visionnaires idéalistes dont les analyses seraient stimulantes pour la compréhension de phénomènes fondamentaux, mais aussi inapplicables dans la réalité du fonctionnement de l'économie.

Ils ne se contentent pas de formuler des principes généraux et d'élaborer de grands systèmes globaux. Ils se demandent comment organiser le système bancaire le plus efficace pour mener une politique contracyclique de relance. Ils militent alors, au cours des événements de Lyon, pour montrer que leurs analyses sont très bien adaptées à la situation, qu'elles peuvent avoir un effet immédiat et agir directement sur la conjoncture : il faut seulement modifier l'organisation du système bancaire dans un sens favorable à la mise en œuvre immédiate d'une politique de baisse du taux d'intérêt. et pour cela il suffit de suivre les recommandations qu'ils formulent depuis plusieurs années en ce qui concerne l'organisation pratique de la banque.

Il semble tout à fait logique d'un point de vue saint-simonien, que le taux d'intérêt soit utilisé par le gouvernement à des fins de relance économique : un taux d'intérêt bas est favorable aux travailleurs dans le processus de la répartition des revenus ; de la même manière, il est de nature à relancer l'économie et à favoriser la création d'emplois. La condition sine qua non pour suivre une telle voie est de constituer un système bancaire compatible avec une politique conjoncturelle de baisse du taux d'intérêt.

S'il semble naturel que les saint-simoniens recommandent la baisse du taux d'intérêt dans le cadre d'une politique de relance, il est beaucoup plus étonnant, par contre, de lire sous leur plume, dès 1826, des propositions de politique économique visant à démontrer l'utilité d'une augmentation du taux d'intérêt dans certaines situations conjoncturelles. Ces propositions sont alors très intéressantes, car elles apparaissent comme une répercussion, en France, des analyses de Thornton qui conseille d'adapter le taux d'escompte à la situation de la conjoncture, pour réguler le niveau de l'activité économique.

Notes
978.

M. Chevalier, "Manifestation du parti des travailleurs. Les ouvriers de Lyon", Le Globe, 31 octobre 1831.

979.

M. Chevalier, "France. Situation de Lyon", Le Globe, 28 novembre 1831. Le Globe, sous la plume de Michel Chevalier répondait par des paroles de conciliation, on le voit, aux saint-simoniens de Lyon qui lui demandaient de prendre plus ouvertement parti en faveur des ouvriers révoltés. Les paroles ont été mal accueillies par les saint-simoniens lyonnais : F. Rude (op. cit., p. 700-703) rend compte de la mésentente entre les saint-simoniens de Lyon et ceux de Paris sur la question du degré de participation souhaitable à l'insurrection.