CONCLUSION DU CHAPITRE IV.

Les saint-simoniens construisent une théorie du circuit et ils l'intègrent à une analyse monétaire. Le taux d'intérêt dans ce cadre fait fonction de régulateur suprême du système monétaire. Or suivant la représentation de la monnaie dans laquelle s'insère le taux d'intérêt, la politique monétaire recourant à ce taux comme instrument privilégié change d'orientation et d'objectif. Pour toutes ces raisons la réflexion sur la nature de la monnaie est capitale aux yeux des saint-simoniens d'autant plus que pour eux les progrès de la sociabilité vont de pair avec la dématérialisation des formes monétaires. Mais ils éprouvent des difficultés conceptuelles pour cerner les contours de la masse monétaire et pour rendre compte de la dématérialisation des moyens de paiement. Ils se réfèrent à une monnaie marchandise qui aurait simplifié les transactions aux premiers temps des échanges marchands et ils s'écartent de progressivement de cette conception lorsqu'ils veulent représenter, pour leur époque, un circuit monétaire lié au développement d'une monnaie de crédit.

Nous avons ainsi constaté des points de convergence entre les saint-simoniens et les économistes libéraux, qu'il s'agisse des économistes classiques anglais ou de J.-B. Say, lorsqu'ils veulent définir la monnaie métallique : les deux courants appliquent les principes quantitativistes à l'étude de la monnaie conçue dans son sens traditionnel comme une marchandise d'un type particulier.

Le paradigme d'une monnaie marchandise s'adaptant aux conditions de fonctionnement d'un marché autorégulateur constitue le point de départ de leur réflexion monétaire. Mais cette conception libérale ne peut convenir à des économistes aussi volontaristes qu'eux. Pour transformer les rapports sociaux comme ils en ont l'ambition, il faut mobiliser toutes les ressources institutionnelles : une monnaie marchandise neutre, simple instrument de paiement destiné à faciliter les échanges, n'est pas satisfaisante de leur point de vue : en particulier parce qu'elle ne peut constituer un outil pour mener une politique monétaire active.

La véritable question monétaire, si on veut comparer ces écoles respectives, se rapporte à la nature des différentes catégories de papier et à l'usage qui doit en être fait dans l'économie. Et sur ce point, le désaccord est très profond entre les saint-simoniens et les classiques anglais, ou encore J.-B. Say. Pour ces derniers, l'objectif essentiel de la politique monétaire est de veiller à la stabilité de la monnaie, alors que pour les saint-simoniens il est de stimuler la circulation des richesses et leur production.

Fondamentalement, même si les analyses des deux écoles, comme nous l'avons vu avec les remarques de Charles Rist, sont parfois imprévues et leurs positions théoriques parfois déconcertantes, il s'agit d'un débat entre d'un côté, des quantitativistes, classiques anglais ou J.-B. Say, attachés surtout à la fonction de compte de la monnaie, et d'un autre côté, des partisans d'une économie monétaire, les saint-simoniens, attachés surtout à sa fonction de paiement.

Dans cette deuxième optique, celle des saint-simoniens, les banques jouent un rôle fondamental pour organiser la circulation de la monnaie : la suppression du monopole de la Banque de France est alors une revendication prioritaire. Cette revendication est formulée de manière incessante par l'ensemble des saint-simoniens, elle constitue un leitmotiv de leur propagande : elle apparaît dès la constitution de l'école saint-simonienne, en 1825, et on la retrouve encore en 1867, sous la plume des frères Péreire, Emile et Isaac, lorsque le renouvellement du monopole d'émission de la Banque de France revient encore une fois à l'ordre du jour et suscite l'organisation d'une nouvelle commission chargée de mener une Enquête sur le renouvellement du privilège 1019 .

Les saint-simoniens envisagent une institution de la banque centralisée dont l'ensemble des fonctions doit être intégré dans un système hiérarchique et fonctionnel. Les comptoirs d'escompte constituent alors le dispositif fondamental de cette institution dont toute l'efficacité dépend du fait qu'ils se trouvent au contact direct des producteurs et qu'il sont ainsi capables d'estimer les besoins de financement de l'industrie.

En escomptant les effets de commerce, ces caisses d'escompte distribuent, sous forme de crédit, les richesses dont l'industrie a besoin pour produire et elles permettent leur circulation sous une forme quasi monétaire. C'est grâce aux relations étroites et constantes qu'ils entretiennent avec les producteurs, lors des opérations d'escompte, que ces comptoirs mettent l'organisation générale de la banque au service de l'industrie.

A travers leurs opérations d'escompte, c'est toute l'activité industrielle que ces banques sont chargées de financer. Le choix du niveau de l'escompte, dans ces conditions, est déterminant, pour la bonne santé de l'économie du pays : on peut ainsi estimer que le taux d'escompte est l'instrument principal de la politique monétaire saint-simonienne.

Le taux d'escompte de la banque centrale est d'une importance primordiale puisqu'en faisant office de réescompte il décide en dernier ressort du financement de toutes les entreprises industrielles du pays. Le taux d'escompte la banque centrale est de fait le taux directeur de toute l'économie : avec lui, la Banque de France dispose d'un véritable pouvoir de vie ou de mort sur les industriels. Aussi les saint-simoniens regrettent-ils très amèrement que la Banque de France adopte une attitude aussi désinvolte envers les travailleurs. Ils déploient de grands efforts pour mettre en évidence toutes les possibilités qu'offrirait un taux d'escompte variable approprié à la situation effective de l'industrie. Ils essaient de convaincre les autorités politiques qu'une banque favorable aux travailleurs, disposant de l'arme d'un taux révisable, permettrait aux industriels de faire face aux contraintes qui les assaillent grâce aux capacités de financement accrues dont ils disposeraient et grâce aussi à l'efficacité d'une politique monétaire menée dans leur intérêt.

Notes
1019.

La question du monopole d'émission se repose en 1867 et les frères Pereire prennent part à nouveau à la controverse. I. Pereire publie leurs conclusions dans La Banque de France et l'organisation du crédit en France, Dupont, 1864, 216 p., un ouvrage qu'ils adressent à la commission chargée de l'enquête sur le renouvellement du privilège : ils y dénoncent encore l'action de la Banque de France avec les mêmes arguments qu'en 1830.