Espace, société et pouvoir politique

Les rapports qu’entretient la société avec le pouvoir politique agissent très souvent d’une manière déterminante dans le modelage de l’espace rural. Ce lien a été clairement mis en relief dans l’étude des structures fortifiées, dont la détention par un groupe communautaire pourrait être ressentie par les autorités politiques comme un moyen de contester leur pouvoir. L’essor des fortifications rurales, proportionnellement à l’affaiblissement de la mainmise de l’État, témoigne justement de l’articulation possible entre l’autodéfense communautaire et la défense déléguée. Le schéma proposé dans le deuxième chapitre de ce travail, inspiré de la théorie khaldunienne, s’est avéré, du moins dans le cadre de cette étude, susceptible d’expliquer l’apparition ou la disparition d’ensembles de fortifications rurales. L’absence quasi-totale de fortifications communautaires à l’époque almohade, du moins durant son âge d’or, est significative à cet égard. On ne peut l’interpréter autrement que comme un résultat du contrôle de l’espace par l’État, conséquence d’une politique volontariste attestée dans bien d’autres aspects du pouvoir et de l’idéologie almohades. En revanche, la déliquescence de l’État et la désagrégation de ses instruments de pouvoir donnèrent libre cours à l’émergence des formes défensives communautaires. Cette hypothèse se vérifie à certains moments de l’histoire marocaine, notamment à l’époque pré-almoravide et almoravide, puis à partir de la deuxième moitié du 14e siècle. Cette dernière phase se distingue par la présence de grandes agglomérations fortifiées -nous l’avons vu chez les a et dans la région de Safi- qui constituent un phénomène original dans l’histoire de l’occupation de l’espace au Maroc, mettant en scène en guise de stratégie de défense communautaire, l’option d’une urbanisation embryonnaire.

Réduire le politique aux seules interventions de pouvoirs étatiques centraux serait méconnaître la complexité et l’extrême variété des configurations du politique dans la société marocaine. Quelle est, en effet, la part de l’espace et de l’organisation territoriale dans la constitution et l’évolution des pouvoirs locaux, tribaux, soufis ou même proto-étatiques ? Durant de longues périodes de l’histoire marocaine, depuis la conquête musulmane jusqu’à l’avènement des Almoravides, puis après l’effritement de l’autorité mérinide, de nombreux pouvoirs locaux virent le jour. D’une étendue géographique limitée, ces pouvoirs du terroir auraient eu un rapport foncièrement différent avec leur assiette territoriale. Cette hypothèse de travail semble potentiellement enrichissante pour étudier les connexions entre la gestion sociale de l’espace et les formes d’organisation politique des communautés rurales.