Espace, mode de production et mutations sociales

Le tour d’horizon des structures de l’habitat dans l’ensemble du Maroc, et particulièrement le cas de la région de Safi, attestent le rôle déterminant des modes de production dans la définition des pratiques spatiales et des stratégies territoriales des groupes communautaires. Le rapport humain à l’espace se dessine d’abord en fonction des modalités d’accès aux moyens de production et des techniques de leur exploitation. Or, la connaissance des différents aspects de la production économique dans les campagnes marocaines médiévales souffre encore de grandes lacunes. Envisager simultanément l’étude des pratiques agraires et des modes de gestion spatiale qu’elles impliquent serait une solution possible face à ce constat.

L’exemple du mode de vie nomade et ses différentes formes qui apparaissent lors de processus de sédentarisation, est l’une des questions capitales à cet égard. En essayant d’identifier les caractéristiques de la production agropastorale des tribus arabes de la région de Safi, et par conséquent, de circonscrire leurs pratiques spatiales, il s’est avéré que la connaissance historique de la question se limitait, la plupart du temps, au stade de la vulgate et du stéréotype. Il a fallu scruter les indices disparates sur le sujet dans les sources et les archives portugaises, à grand renfort de parallèles ethnographiques, pour pouvoir en restituer quelques aspects fondamentaux. L’originalité insoupçonnée des stratégies territoriales et des formes de l’habitat de ces tribus, que l’on pourrait qualifier de semi-nomades, suggère l’existence de formes très variées d’adaptation de populations anciennement nomades à de nouveaux milieux. La multiplication d’études régionales pourrait conforter, ou infirmer, ce postulat : pratiquement toutes les régions marocaines ont connu à un moment donné de leur histoire, des cas comparables (surtout le Sud-Est, le Sous, l’Oriental, les plaines atlantiques septentrionales…).

La reconstitution des processus migratoires contribuerait fortement à la connaissance et à l’analyse de ces pratiques spatiales. Une telle approche, que l’historien et l’archéologue doivent principalement à l’anthropologie, et qui ne peut se résumer à une schématisation théorique, participe d’une entreprise de démystification de l’histoire du nomadisme dans l’Occident musulman. Loin des termes polémiques du débat passionné sur l’invasion hilalienne, parler de processus migratoire replace ce fait historique dans une temporalité beaucoup plus appropriée, permettant de retracer des changements structurels intervenus sur la longue durée. Dans une telle optique, les ravages des nuées de sauterelles -métaphore emblématique de la vision traditionaliste de l’installation des tribus arabes au Maghreb- peuvent être contextualisés et compris en fonction des solutions retenues pour assurer l’accès aux moyens de subsistance. Cette grille de lecture privilégie également l’étude des formes structurelles de l’articulation de territorialités concurrentes et offre ainsi une clef importante pour comprendre l’évolution de l’organisation de l’espace régional, comme nous l’avons vu pour le cas de Safi.

Le rapport à l’espace comme indice d’une mutation sociale profonde peut se révéler un critère déterminant, mais il serait plus judicieux de ne pas le dissocier des autres manifestations de transformations sociales. Il constitue l'une des facettes d’un phénomène complexe d’acculturation entre populations arabes et berbères. Aussi bien sur un plan linguistique, juridique qu’au niveau des pratiques agropastorales et de leurs implications territoriales, la relation entre les deux populations tend vers l’enrichissement réciproque plutôt que vers une assimilation réductrice et univoque.