1.2. Les fêtes, les foires et les marchés : éléments de la production, par l’imaginaire, de lieux anthropologiques

A travers l’exemple des fêtes, des foires et des marchés, nous pouvons observer que la patrimonialisation s’appuie sur un contenu existant auquel elle donne un sens adapté au nouveau contexte. D’après M. de la Pradelle, tout marché, quel qu’il soit, relève de la tradition dans la mesure où son aspect ‘«’ ‘ bricolé’ », sa propre mise en scène et la mise en scène des échanges économiques et sociaux qu’elle engendre créent une atmosphère dépaysante, en rupture avec le temps de la vie moderne, et le font passer pour ‘«’ ‘ archaïque’ », ‘«’ ‘ anachronique’ ». Par ces aspects, les fêtes, les foires et les marchés se placent dans un schéma qui les oppose aux lieux modernes de la grande distribution pour devenir des lieux définis comme ‘«’ ‘ traditionnels’ ». Un pseudo lien au passé est suggéré ou revendiqué. Quelle que soit la date d’origine de la manifestation, sa forme même passe pour être celle d’un temps lointain. Puisque le style fête, foire et marché est inscrit dans les éléments appartenant au passé, les pratiques qui s’y déroulent relèvent d’un autre temps. Avec la contribution des commerçants non-sédentaires qui affichent une liberté revendiquée et qui mettent en scène une relation affective avec leurs clients et avec leurs produits les places marchandes légitiment un rapport à la tradition, à la nature, et tendent à montrer des liens communautaires. Par opposition à une société individualiste, les fêtes, les foires et les marchés mettent en scène une communauté, qui déploie des liens organiques entre ses membres.

Telle qu’elle est communément perçue, la place marchande serait un moment, un espace où l’on retrouve une communion avec les êtres et les ‘«’ ‘ vraies’ » valeurs. Toutefois, comme le démontre clairement M. de la Pradelle, cela s’effectuerait selon une forme d’illusion, d’imagination. M. de la Pradelle met ainsi en garde : ‘«’ ‘ Il faut vaincre cette sorte de résistance irréfléchie qui pousse à croire que là où les enjeux économiques sont importants les rapports sociaux se diluent ou s’effacent et que là où ils sont limités s’épanouit au contraire librement une sociabilité qui devient à elle-même sa propre fin.’ » 8 Cette impression ne serait due qu’à des a priori, les rapports sociaux étant toujours présents mais sur des modes d’expression différents. Bien que perpétuant une coutume ancestrale rappelant l’agora grecque, les places marchandes en milieu rural, telles qu’elles sont dans leur réalité actuelle, se sont profondément modifiées : les enjeux économiques et sociaux n’y sont plus les mêmes, leurs formes ont évolué, les produits ont changé...

‘« S’y déploie ainsi, plus que jadis, un espace d’anonymat au sein duquel on n’est plus vraiment entre soi mais où on joue à l’être (...) Quoique le marché ne soit que fictivement une survivance d’un univers défunt, on s’y comporte de telle manière qu’on a l’illusion d’y pratiquer une sociabilité d’autrefois. » 9

Les fêtes, les foires et les marchés se présentent comme étant des ‘«’ ‘ mondes à part’ » à travers lesquels la perception du lieu et l’espace de pratiques sont transformés. Le lieu se trouve sublimé ainsi que les produits qu’il présente, qui semblent meilleurs et plus naturels. De même la transformation de l’espace laisse s’exprimer des pratiques uniques non reproductibles dans le même lieu mais à un autre moment, c’est-à-dire dans une autre forme d’espace.

Les places marchandes sont susceptibles de transformer l’espace en lui donnant une valeur symbolique et en révélant des pratiques et des notions valorisantes. Pourtant si les formes mêmes du lieu produisent des effets sur l’espace, ce qui transformerait celui-ci ne serait-il pas plutôt la façon dont les fêtes, les foires et les marchés sont perçus ? Autrement dit, n’est-ce pas parce qu’ils ont été investis d’un sens et d’une valeur qu’ils produisent des significations conformes aux attentes des individus et qu’ils reproduisent les éléments constitutifs de cette manière de les voir. Dans la mesure où il existe une forme de théâtralisation des notions d’authenticité, de tradition et d’identité, les fêtes, les foires et les marchés ne sont pas des lieux neutres. Néanmoins, il s’opère une nouvelle forme de mise en scène ou en exposition qui s’inscrit dans un discours patrimonial. Les éléments, les caractéristiques des places marchandes sont interprétés comme relevant d’une mémoire, d’une histoire locale, spécifiques. Nous pouvons alors nous demander ce qu’apporte une patrimonialisation. Nous proposons d’y répondre en observant la production d’un objet unique, singulier et identifiant. Si ce processus répond à un objectif, nous devons nous interroger sur la nature des individus qui interprètent les objets et sur la manière dont ils procèdent.

Au cours de ce processus, les fêtes, les foires et les marchés sont mis en relation avec deux notions : le lieu et le temps, desquelles émerge une notion d’identité.

Ne deviennent-ils pas des lieux anthropologiques, tels que les a définis M.Augé, c’est-à-dire ‘«’ ‘ identitaires, relationnels et historique’ » 10  ? Les fêtes, les foires et les marchés produisent en effet une certaine relation au temps et au lieu. Ils semblent rapprocher les individus des territoires, procurer des repères. Néanmoins, comme ils s’appuient sur de l’imaginaire, s’agit-il vraiment de ‘«’ ‘ lieux’ » ? Lieux et non-lieux ne sont-ils pas toujours mêlés ? Ne serait-ce pas les individus qui percevraient la présence de l’un comme excluant l’autre ? En effet, les non-lieux semblent inhérents à la modernité et à la ruralité alors que le monde rural et plus spécialement agricole passe pour être le seul gardien des ‘«’ ‘ lieux’ ». Pourquoi les deux ne pourraient-ils pas coexister ?

Notes
8.

M. de la Pradelle : Les vendredis de Carpentras, faire son marché en Provence ou ailleurs, 1996, p.12-13.

9.

Ibid., p.369.

10.

M.Augé : Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992, p.100.