1.3 Une production sociale de l’identité comme atout de mise en valeur des territoires

Parce qu’ils proposent un lien au lieu, à la tradition et à une identité locale, les fêtes, les foires et les marchés semblent représenter un espace plus vaste. Ces lieux seraient en quelque sorte des condensés de l’espace sur lequel ils se trouvent. Cet espace est compris comme sphère culturelle couvrant des pratiques propres. Il évoque un territoire dont les limites peuvent être multiples : espace de pratiques pour les uns, il évoque une zone administrative pour les autres (ceux de l’extérieur).

Ce lien au territoire est conforté par un argumentaire pseudo-ethnologique qui inscrit les fêtes, les foires et les marchés dans l’histoire du lieu et la mémoire collective. La mise en scène d’une singularité, d’une spécificité locale à travers ces manifestations semble tout autant participer à la valorisation des productions qu’à celle des territoires. Les places marchandes que nous avons choisi d’étudier ont la particularité d’exposer un produit spécifique pour lequel elles ont obtenu la désignation S.R.G.. Ce produit se veut emblématique du lieu et représentant des pratiques culturales et culturelles locales. Le lien traditionnel au produit est évoqué par la démonstration de savoir-faire locaux. Cet acte est hautement identitaire puisqu’il s’appuie sur l’énonciation de particularités, de caractéristiques qui ont à voir avec une sélection/distinction par rapport à d’autres produits. Parler de la particularité d’un produit, c’est aussi parler des caractéristiques d’un sol, d’un climat mais aussi de savoir-faire et de pratiques culturelles. Ces discours qui s’appuient sur les notions de qualité et d’authenticité mettent en exergue les grandes surfaces.

L’argument patrimonial qui détermine des pratiques culturelles uniques renforce par là-même la valeur économique du produit. D’abord il apporte une plus-value au produit mais, ensuite, il participe à son développement économique. Le discours patrimonial est donc clairement diffusé pour répondre à des enjeux économiques. La construction identitaire qui s’en dégage ne répond pas à une revendication idéologique mais elle semble simplement servir de garantie à une certaine qualité. La qualité des produits semble en effet s’appuyer sur des caractéristiques propres ; c’est le lien à un lieu, à des pratiques que l’on définit comme ‘«’ ‘ traditionnelles’ », qui s’opposent à l’uniformisation et à la mondialisation ambiante qui prouvent une certaine ‘«’ ‘ supériorité’ » qualitative. Le produit acheté sur la fête, la foire ou le marché est meilleur et il permet, aux touristes, de rapporter, au retour des vacances, un bout de terroir et de prolonger ainsi les bienfaits procurés par l’immersion dans un territoire et une communauté. S’élabore ce que J.-P. Warnier appelle la ‘«’ ‘ marchandise authentique’ », qu’il définit comme ‘«’ ‘ objet ancien, objet d’ailleurs, singularisé et mis en contexte’ » 11 . Sa rareté, sa charge affective (objet hérité ou cadeau, par exemple) en font un objet singulier et personnel dont la quête se comprend par le développement de la consommation de masse. J.-P. Warnier soulève aussitôt le paradoxe que pose la marchandise authentique : ‘«’ ‘ Le fait même qu’il en faille maintenant passer par l’argent pour se procurer l’authentique introduit le ver au cœur du fruit. En effet, l’authentique, le singulier est idéalement ce qui ne s’achète pas’. » 12 Des procédures d’authentification sont exigées ou réalisées par le consommateur, lesquelles font largement appel à la production d’un imaginaire. La certification d’une authenticité ne serait-elle pas en marge d’une production identitaire ? Le monde rural, agricole, n’est-il pas perçu comme gardien des ‘«’ ‘ lieux anthropologiques’ » parce qu’il est susceptible de produire des pratiques ou des objets identifiants ou clairement identifiés ? Autrement dit, le prétexte identitaire qui émerge du discours patrimonial ne serait-il pas production d’une preuve de l’authenticité des produits ou des lieux ?

Les fêtes, les foires et les marchés par la mise en scène d’une production locale, de savoir-faire et d’éléments de la vie locale, exposent une communauté, une identité qui se donne à voir. Dans le même temps, ils favorisent l’expression d’une construction identitaire par des personnes de l’extérieur, en vacances. Ces personnes venues pour un temps plus ou moins long dans la ‘«’ ‘ région’ » participent à la vie locale, s’en imprègnent et la découvrent par l’intermédiaire de son offre touristique : activités sportives, visites du patrimoine architectural, places marchandes. Ces personnes se trouvent dans un temps spécifique qui les place en rupture avec le quotidien. En quête d’un nouvel univers, elles sollicitent la rencontre et la découverte de l’Autre. Elles sont dans un moment de rupture avec l’espace connu pour découvrir un espace rêvé, imaginé, fantasmé. La destination touristique ne doit pas renvoyer à un espace contraignant mais à celui des loisirs, de l’épanouissement personnel. L’espace de loisir doit répondre à la recherche d’émotions ou de sentiments ; il se trouve en complémentarité ou en rupture avec le quotidien.

Le tourisme gastronomique trouve aujourd’hui sa place parmi les produits touristiques. La découverte gastronomique répond à une demande réelle qui se combine avec d’autres activités touristiques. Les fêtes, les foires et les marchés, moments de sociabilité et d’expression d’une mémoire collective, participent au partage – illusoire – d’une vie communautaire. L’ambiance, les reconstitutions, les images que les places marchandes évoquent laissent à penser d’une part qu’il s’agit de la découverte d’une vie locale et d’autre part qu’il s’agit de la découverte d’un patrimoine national.

Ces manifestations, parce qu’elles représentent un territoire, sont susceptibles de construire une image valorisante mais déformée parce qu’idéalisée d’un territoire. Aujourd’hui, les territoires tendent à se construire à travers des images. Celles-ci émanent de la sélection d’éléments évocateurs représentant une région et répondant à des attentes touristiques. Des éléments du territoire en deviennent les emblèmes ou les ambassadeurs. Ils identifient un lieu, le signifient. Dans ce cas, la cristallisation identitaire ne se réalise pas autour d’une revendication, mais dans un objet touristique. Longtemps décrié parce que créateur d’homogénéité et d’uniformisation et donc destructeur d’une certaine ‘«’ ‘ authenticité’ », le tourisme ne peut plus être laissé à part. D’une part, il représente une industrie non négligeable qui permet la survie de certaines communes. D’autre part, il est entré dans un certain mode de vie requalifié par la mise en place des 35 heures qui a entraîné l’émergence de nouvelles pratiques du territoire. Pour se mettre en scène et offrir une image ‘«’ ‘ désirable’ », les territoires (une commune, un pays, une région) exposent leurs atouts. Il s’effectue des processus de sélection et d’exclusion réalisés pour valoriser et identifier des lieux. Cette démarche que M. Laplante désigne par le terme de ‘«’ ‘ sacralisation touristique’ » s’apparente au processus de patrimonialisation :

‘« Dans les deux cas, il s’agit de distinguer de l’ordinaire, de faire ressortir quelque chose (…). Les deux processus diffèrent cependant sur un point stratégique : la sacralisation touristique est faite pour des étrangers (…) ; la mise en valeur patrimoniale est faite –en principe – au profit des héritiers (…). Conséquemment, on comprendra que le processus de sacralisation touristique accorde beaucoup d’attention à la mise en exposition. » 13

Cette démarche de sacralisation touristique renforce l’identité du lieu tout en la déformant pour la rendre attractive. Des labels touristiques se créent pour identifier des destinations et les distinguer des autres, renforçant la cristallisation identitaire.

Réunis sous une marque collective, les fêtes, les foires et les marchés servent de ‘«’ ‘ réservoirs d’images’ » pour mettre en valeur un lieu et participer à son développement économique ou touristique, déclinant le thème du goût.

L’association de lieux très divers tend à produire une image globale du pays basée sur la richesse des territoires. La France, premier pays touristique au monde, renforce sa gamme de produits pour répondre à toutes les demandes. Pourtant ce processus dépasse l’enjeu touristique puisque, constitué dans le processus de construction de l’Europe, il fait émerger une ‘«’ ‘ identité’ » nationale qu’il tend à intégrer dans la construction d’une identité européenne. Après une Europe économique se prépare ainsi une Europe culturelle qui s’appuie autant sur des singularités – à préserver – que sur l’exploration d’un patrimoine commun. Chaque pays ou région possède ses particularités que l’on ne souhaite pas voir s’effacer dans une homogénéisation à l’échelle de l’Europe. Au contraire, en exaltant la diversité des produits de chacun, on construit un patrimoine européen qui fédère ainsi les groupes et peut constituer les prémices d’une identité autour de la richesse gastronomique.

On observe deux manières différentes de porter un discours patrimonial sur les places marchandes qui recouvrent les deux définitions données par M. Rautenberg qui distingue ainsi ‘«’ ‘ patrimoine institutionnel’ » et ‘«’ ‘ patrimoine social’ » :

‘« Il semble donc scientifiquement indispensable de bien distinguer deux types de patrimoines, celui qui regroupe les objets patrimoniaux « labellisés », institutionnalisés, ceux qui pourraient entrer dans ce que j’appellerais le patrimoine par désignation (la désignation pouvant intervenir d’emblée, par exemple dans le cas de la construction d’un monument), et le patrimoine social ou ethnologique, qui comprend également des paysages, des lieux, des souvenirs partagés…, bref ce patrimoine que j’évoquais plus haut et que j’appellerais le patrimoine par appropriation, qui acquiert sa qualité patrimoniale non par l’injonction de la puissance publique ou de la compétence scientifique, mais par la démarche de ceux qui se le transmettent et le reconnaissent. » 14

Les fêtes, les foires et les marchés, qui sont caractérisés par des échanges économiques et sociaux, sont aussi des lieux où se construisent du sens, du symbole, par la négociation entre différents points de vue. Dans un premier temps, un discours patrimonial s’amorce dans la confrontation entre producteurs et consommateurs-touristes. Dans ce cas, le patrimoine ne s’énonce pas en tant que tel, mais on observe une démarche semblable dans la valorisation des produits et dans la façon dont les fêtes, les foires et les marchés sont perçus. C’est aussi une démarche patrimoniale – ou assimilée – que l’on enregistre dans les échanges symboliques entre différentes catégories de personnes qui se construisent un langage commun pour communiquer. Chacun, dans la relation, trouve une image de l’autre qui lui renvoie une image de lui-même. Dans un deuxième temps, c’est un patrimoine qui s’expose pour servir une valorisation touristique. La démarche est effectuée par des institutionnels qui créent du sens sur un lieu pour le rendre attractif. L’argument patrimonial est affiché pour son pouvoir évocateur.

L’étude repose sur l’hypothèse que les fêtes, les foires et les marchés qui ont été classés S.R.G. sont traités, par les populations locales et touristiques et par les collectivités locales ou nationales, comme des objets patrimoniaux. Nous comprenons le processus de patrimonialisation comme une série d’interprétations faites de sélection, de désignation et d’identification. Il s’agit d’analyser comment s’effectue le processus de patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés tout en observant les enjeux auxquels il répond. Cette hypothèse propose d’observer la mise en scène des lieux, de la mémoire collective et du monde agricole sur lesquels va se formuler le discours patrimonial. A partir de là, nous pouvons proposer deux séries d’hypothèses.

La première découle de l’analyse de la rencontre entre producteurs et consommateurs, qui trouve son sens dans l’échange. Par échange, nous entendons bien évidemment l’échange économique qui s’effectue entre deux parties, mais aussi et surtout l’échange non-marchand. Producteurs comme consommateurs recherchent un échange social qui participe à la sociabilité et à la création de rapports conviviaux. Mais c’est aussi un échange symbolique qui se dessine. La rencontre producteur/consommateur qui s’effectue au sein des fêtes, des foires et des marchés renégocie des éléments tels que l’histoire, la mémoire, les pratiques culturelles, la tradition, la qualité des produits qui tendent à produire de la spécificité voire de l’identité. Ces différentes notions sont mobilisées pour favoriser et optimiser l’échange social, économique et culturel. Il se noue un dialogue entre deux entités souvent tenues à distance. Une communication s’établit répondant aux attentes propres à chacun. Le processus de patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés permet d’identifier des produits. Leur dimension symbolique, qui les inscrit dans un lieu, et des pratiques locales en font des éléments de certification et d’authentification dans la recherche ou la valorisation de productions locales. Les places marchandes étudiées sont ainsi perçues comme des marques d’authentification. Ils apportent de la valeur à l’échange et au produit, ce qui peut participer, à long terme, à sa valorisation et à sa relance économique.

Une deuxième série d’hypothèses envisage la patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés dans un processus de mise en valeur d’un territoire. Un lien fort entre un produit, des hommes et un lieu, est reformulé dans la manifestation. Par une survalorisation de cette caractéristique, les fêtes, les foires et les marchés deviennent les représentants d’un lieu. Ils le caractérisent, lui donnent une valeur, une signification à travers des notions valorisantes, rassurantes qui font sens.

Le contenu identifiant et évocateur des fêtes, foires et marchés est convoqué pour participer à un développement local ou touristique. La place marchande sert en quelque sorte de réservoir d’images pour valoriser et évoquer un lieu, une destination qui devient ainsi séduisante. La désignation S.R.G. s’inscrit dans un processus de sacralisation touristique en renforçant l’emblématisation des fêtes, des foires et des marchés. Elle identifie des lieux qui représentent la diversité de la gastronomie française légitimant des spécificités locales. Globalisation, homogénéisation et particularismes se trouvent en question dans cette procédure d’identification. Celle-ci va voir la confrontation entre des enjeux politiques nationaux voire internationaux et des enjeux économiques locaux. Nous proposons comme hypothèse que la désignation d’une certaine idée de la gastronomie française à travers l’emblématisation de quelques produits identifie une culture spécifique à préserver dans un contexte européen. Nous formulons ainsi une nouvelle hypothèse selon laquelle cette valorisation culturelle de la gastronomie renforce et légitime l’émergence de discours patrimoniaux et qu’elle s’inscrit dans le développement économique des territoires. Pour cela, le lien entre la création d’une image valorisante et l’action locale devra être interrogé.

Dans ce cas, l’identité joue le rôle d’image de marque : elle représente, désigne et caractérise un lieu tout en garantissant une certaine authenticité qui est gage de qualité. Le contenu identitaire, qui sert de garantie et de faire-valoir et qui est développé dans les discours patrimoniaux, n’est qu’un prétexte pour servir des enjeux économiques.

Notes
11.

J.-P. Warnier : Le paradoxe de la marchandise authentique, imaginaire et consommation de masse, 1994, p.18.

12.

Ibid., p.18.

13.

M. Laplante : « Le patrimoine en tant qu’attraction touristique : Histoire, possibilités et limites », in R.Neyret (dir), Le patrimoine atout de développement, 1992, p.57.

14.

M. Rautenberg : « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques publiques » in D. Poulot, Patrimoine et modernité, p.288.