2.3. Le goût comme identité

Le rejet des produits trop industrialisés et la recherche de produits de terroir s’expriment, le plus souvent, par un discours sur le goût. Le goût est en quelque sorte l’appréhension du produit par tous. Un produit est en effet perçu, défini, connu par le grand public, à travers sa dégustation (accompagné de l’odorat, de la vue, du toucher). Le consommateur n’a pas forcément la connaissance technique du produit. Ce qui va créer un lien entre lui et le produit c’est le goût, ainsi que les souvenirs qu’il peut lui évoquer. Le goût est un sens. En cela, il est attaché à des perceptions et à de l’affectif.

Le goût, comme l’aliment résulte de préférences individuelles mais il dépend aussi d’une appartenance culturelle. Le goût s’éduque. P.Bourdieu 19 parle du goût – ou du dégoût – qu’il soit alimentaire, vestimentaire, musical… comme production d’un apprentissage culturel et d’une reproduction sociale. Le goût marque une appartenance et inscrit l’individu dans un groupe. Le goût est une préférence profondément incorporée.

Le goût renvoie au ‘«’ ‘ bon produit’ ». Dire qu’un produit a du goût peut aussi signifier son caractère ‘«’ ‘ typé’ », ‘«’ ‘ relevé’ ». ‘«’ ‘ Ça a du goût’ » dit-on, par opposition à des produits fades et insipides. Certains interlocuteurs remarqueront qu’aujourd’hui, la viande, le lait ou le beurre n’ont plus de goût. ‘«’ ‘ Avant les vaches mangeaient différentes fleurs dans les prés… Ça parfumait le lait »’. Les produits de terroir répondent aux attentes de goût, de bon goût, de goût du terroir, typé, marqué. Les visiteurs à qui j’indiquais que le site sur lequel ils se trouvaient est S.R.G. répondaient ainsi ‘: ’ ‘«’ ‘ Ah oui ? C’est normal ! C’est un bon produit, le… C’est un produit traditionnel (…) »’.

Le goût est associé au ‘«’ ‘ bien manger’ », à la gastronomie, définie comme art d’apprêter les mets. La France est reconnue par tous pour sa gastronomie. J.-R. Pitte 20 dans un article intitulé ‘«’ ‘ la passion gastronomique du français’ » relève que Français comme étrangers considèrent la gastronomie française comme étant la meilleure du monde. Elle constitue un patrimoine, très lié à l’Histoire de France. Elle est réputée comme étant raffinée et elle occupe les tables des chefs d’Etats étrangers. J.-R. Pitte qui essaye de comprendre ce phénomène accorde qu’effectivement la France possède une richesse et une diversité culinaire et de produits. Néanmoins cela n’explique pas tout. En effet, il observe que les Français aiment bien manger parce qu’ils ont appris à choisir et à préparer de bons produits. Reprenant des passages du texte de Brillat-Savarin qui évoque Lyon, il constate : ‘«’ ‘ C’est en quelque sorte comparer la ville à un aimant qui attire à lui tous les meilleurs produits des campagnes environnantes et c’est donc, en réalité, mettre l’accent sur les Lyonnais et sur la qualité des voies de communication qui desservent leur ville’ ‘ 21 ’ ‘ »’. Ce sont les amateurs, les connaisseurs qui ont créé la gastronomie et les modes. Mais plus précisément en France, cette ‘«’ ‘ gourmandise’ » est le résultat d’une longue histoire vouée à l’art culinaire. On attribue aux Gaulois une réputation selon laquelle ils auraient organisés de fastueux banquets. Plus tard, alors que les régions protestantes ont progressivement culpabilisé la sensualité et tout spécialement celle du goût, la religion catholique, ‘»’ ‘ condamnant’ » la gourmandise, a été très tolérante sur la gastronomie. La gastronomie doit aussi beaucoup à la Cour des rois, en particulier à Louis XIV et Louis XVI qui participaient à la renommée des produits dont ils appréciaient la consommation. Ces personnalités contribuent à façonner une image de prestige de la cuisine française. Paris en particulier concentre cette image. ‘«’ ‘ Parce que cette métropole est le siège d’un Etat centralisé depuis longtemps dont le plus haut niveau de la hiérarchie a progressivement fait de la bonne chère un signe extérieur de puissance.’ » 22 Encore aujourd’hui, les grands chefs cuisiniers ouvrent une enseigne à Paris pour exercer leur créativité. J.-R. Pitte rappelle également que c’est suite à la Révolution française que le restaurant connaît un essor, lorsque les chefs cuisiniers qui travaillaient jusqu’alors dans les grandes familles nobles et bourgeoises sont chassés. La gastronomie est alors découverte par tous, même si la haute gastronomie reste réservée à ceux qui en ont les moyens financiers.

Au-delà des modes attachées à chaque époque, la gastronomie a toujours été liée à la sociabilité. Et plus encore au plaisir de manger, de partager. La gastronomie symbolise la convivialité. L’acte de manger est un plaisir en soi. Il éveille les sens. C’est un moment que l’on veut partager avec les proches, comme acte de communion mais aussi de sensualité. La gastronomie fait partie de notre patrimoine. Inscrite au plus profond de la culture, elle entre dans une logique de protection car elle serait menacée de disparition par l’uniformisation des productions et des goûts à l’échelle mondiale. Cette impression se révèle illusoire puisque l’on constate une extrême diversité des pratiques et des productions locales.

En 1989, le C.N.A.C., comité interministériel, est créé pour réaliser un inventaire du patrimoine gastronomique français. Il participe, dans le même temps, à la formation au goût. Aujourd’hui, le goût se transmet par les institutions alors qu’il se faisait au sein des familles. Pour lutter contre l’uniformisation des goûts, on s’attèle à l’éveil des papilles des jeunes enfants. Ceux-ci découvrent et apprennent à apprécier la diversité des goûts qui devient aussi un support pédagogique pour la découverte des différences. L’objectif de cet apprentissage n’est-il pas à long terme la conservation et la transmission de la diversité des goûts ? Si c’est le cas, cela procède à un genre nouveau de patrimonialisation qui s’accorde avec la protection des produits des régions. En effet, conserver des produits, c’est les consommer. Aussi s’agit-il d’informer les consommateurs et de leur permettre d’en appréhender les propriétés. L’appréhension par le goût est un facteur discriminant pour sa consommation. Ainsi aujourd’hui parle-t-on d’éduquer ce sens pour permettre de conserver une variété des productions et des cultures.

Le goût varie selon les époques et les lieux. Inscrit au plus profond de l’individu, il définit un patrimoine social. Partagé par des individus qui appartiennent au même groupe culturel, il traduit ses représentations, ses croyances. Il exprime le partage de symboles communs.

De nouvelles démarches témoignent d’une institutionnalisation du goût en tant qu’objet patrimonial. Le C.N.A.C. le premier a reconnu le goût comme faisant partie de notre patrimoine, le soumettant ainsi à la conservation et à la transmission. A travers le goût, on observe la démonstration d’une identité tout en apprenant à conserver et à découvrir la diversité des goûts et, à travers elle, la diversité culturelle. A l’occasion des Journées du patrimoine 2002, la région Rhône-Alpes a édité un ouvrage intitulé Le goût du patrimoine : patrimoines de la table et du goût en Rhône-Alpes qui présente 102 éléments en lien avec le patrimoine gastronomique, classés dans les catégories ‘«’ ‘ édifices’ », ‘«’ ‘ ustensiles et vaisselle’ », ‘«’ ‘ produits transformés’ », ‘«’ ‘ distribution’ », ‘«’ ‘ recettes et spécialités’ », ‘«’ ‘ fêtes, rites et confréries »’, ‘«’ ‘ sites remarquables du goût »,’ comme par exemple les fours du Bugey et de la Savoie, les poteries de Cliousclat, la fourme de Montbrison, la halle de Crémieu et la Chartreuse de Voiron.

Cela ne conforterait-il pas le deuxième objectif du C.N.A.C. qui est l’inventaire du patrimoine culinaire ? En effet, éduquer le goût opère comme moyen de garder vivant un patrimoine qui n’a de raison d’être essentielle que s’il est consommé.

Cent ‘«’ ‘ sites remarquables du goût’ » ont été recensés par le C.N.A.C. pour leur valeur esthétique et gastronomique. Le produit gastronomique est représentatif de la production locale ; il désigne et identifie une région ou une ville. A travers ces sites, c’est la diversité et la richesse du patrimoine culinaire français qui sont valorisées, sous l’emblème commun du goût.

L’appellation S.R.G. s’apparente à une patrimonialisation du goût en participant à sa conservation, à sa valorisation et à sa transmission. Après l’intérêt porté sur les monuments historiques, les sites naturels et les produits de terroir, apparaît une attention accordée à des sites qui participent à la conservation de la diversité des goûts. Il ne s’agit plus de patrimonialiser un objet, un produit, mais une idée, un sens. Si le goût peut être défini, c’est surtout pour ce qu’il représente d’émotion, de richesse, de prestige. Le goût, aujourd’hui, s’institutionnalise puisque des instances ministérielles ou associatives ont en charge sa conservation (sa fixation ?) et sa transmission.

Notes
19.

P.Bourdieu : La distinction, 1979.

20.

J.-R. Pitte: « Les origines de la passion gastronomique des français », in J.Peltre., C.Thouvenot (ed): Alimentation et régions, 1989, pp. 363-373

21.

J.-R. Pitte: « Les origines de la passion gastronomique des français », op. cit., p.366.

22.

Ibid., p.370.