III - Méthodologie

3.1. Des études sur les fêtes, les foires et les marchés pour appréhender les sociétés

Le support de mes observations a été les fêtes, les foires et les marchés classés S.R.G.. Néanmoins, ce ne sont pas ces objets en tant que tels qui sont étudiés, mais les discours portés sur eux qui les classent comme objets culturels. En effet, différents groupes les perçoivent comme les témoins ou les représentants d’une culture. C’est en recherchant l’intérêt, l’enjeu des fêtes, des foires et des marchés aujourd’hui que l’on observe comment sont articulées leurs dimensions symboliques. Leur rapport à un lieu et à une identité garantit en partie leur renouveau. Du moins, ces notions sont-elles mises en valeur pour leur faire jouer un rôle nouveau qui dépasse le cadre de leurs ‘«’ ‘ frontières’ ». Les rôles qu’on leur attribue ne sont pas seulement efficaces sur le lieu et dans le temps où se tient la manifestation puisqu’ils sont amenés à avoir une action plus générale dans le cadre d’un développement économique et touristique.

Les fêtes, foires et marchés agricoles en milieu rural ont fait l’objet de nombreux travaux. Recouvrant une multitude de facettes, ils ont donné lieu à des études historiques, géo-économiques, économiques, sociales ou anthropologiques. La revue Etudes rurales y a d’ailleurs consacré, entre 1980 et 1982, plusieurs numéros regroupant de précieux articles qui rendent compte de leurs différents aspects. A travers les descriptions de marchés précis sont mis en évidence leur évolution historique, la place qu’ils occupent dans la ville, le lien qu’ils génèrent entre monde rural et monde urbain, leur rôle économique (vente du surplus de l’élevage ou de la culture), leur rôle social (rassemblement de la population locale de différentes classes sociales, avec rôle attribué en fonction de la classe sociale ou du sexe), leur rôle culturel (transmission, apprentissage des valeurs…) et leur rôle annexe d’animation d’une ville (restaurants, bistrots…). Dans les années qui suivent, articles ou ouvrages prennent pour objet d’étude les foires et marchés agricoles. Citons par exemple : M. Bachelard : Foires et marchés en Touraine, 1981 ; la revue Ethnozootechnie n° 35 : ‘«’ ‘ Les foires et marchés’ » 1985. Trois dimensions sont mises en évidence : leur rôle économique, leur rôle social et leur rôle culturel. Des thématiques sont développées pour aider à leur compréhension. Ainsi, les foires et les marchés sont présentés comme étant étroitement liés à une histoire (si l’on ne parle pas toujours des marchés d’autrefois, on souligne leur évolution), à une société (ils sont au cœur de la vie sociale et économique), et à une activité agricole. Tous ces textes sont surtout marqués par l’observation du déclin des foires et marchés, comme si l’on se dépêchait de les étudier avant qu’ils ne disparaissent. Comme ils sont concurrencés par les nouvelles formes de distribution, on annonce leur fin inéluctable sinon leur folklorisation. Or, on observe non seulement qu’ils se sont maintenus, mais aussi qu’ils ont conservé leur rôle économique et social. Parallèlement, des études sociologiques commencent à être menées sur leurs homologues, en milieu urbain, s’attachant à démontrer leur rôle social au sein des villes considérées comme temples de l’individualisme. On y découvre ainsi qu’il peut s’y tisser des liens et s’y formuler une cohésion sociale. J. Lindenfeld 32  et D. Bonniel les considèreront comme des lieux de sociabilité susceptibles de conserver ou de déployer du lien social au sein d’une ville ou d’un quartier. M. de la Pradelle développe, quant à elle, en 1995, une anthropologie des marchés. Considérant le marché de Carpentras dans sa particularité et son originalité, elle analyse de manière pertinente et nouvelle ce qui se passe sur ce marché. Ainsi elle décrit le marché comme un rituel, où les liens sociaux et la physionomie de la ville sont transformés, mis en scène et théâtralisés pour laisser place à un nouvel espace qui rompt avec le quotidien permettant de rejouer une communauté de l’égalité. Surtout ce qui est mis en jeu est une identité et l’affirmation de l’appartenance à cette identité. Le recours au travail de M. de la Pradelle a été d’une précieuse aide. Depuis quelques temps se développent des études sur les foires agricoles et les fêtes à thème. Signalons le colloque qui a eu lieu en Corse en 2000 sur le thème des foires et des marchés en milieu rural ainsi qu les travaux de A. Pitte, de J.-C. Garnier et de F. Labouesse sur les fêtes de la transhumance. Ces réflexions ouvrent une nouvelle voie sur l’approche des fêtes, des foires et des marchés qui sont considérés aujourd’hui comme susceptibles de valoriser et de redynamiser un territoire. Ces études introduisent la notion de valeur patrimoniale. Elles observent les enjeux qui sous-tendent la construction de la fête de transhumance comme objet patrimonial, en analysant le type de relation qu s’élabore entre citadins et éleveurs.

La consultation de l’ensemble des ouvrages précédemment cités s’est avérée très utile pour saisir la réalité et la globalité des fêtes, des foires et des marchés. En effet, il est nécessaire de proposer leur description pour comprendre ce qu’il s’y passe et la façon dont ils sont perçus. Une approche ethno-historique complète leur description actuelle pour mettre en évidence l’évolution de leur fonction au fil du temps et en particulier au cours du XXe siècle, et pour mieux saisir le sens, les représentations sociales qu’ils suscitent. Leur dimension historique joue pour beaucoup dans les représentations sociales, mais aussi dans la construction d’une inscription territoriale d’une pratique ou d’un produit agricole qui devient par là ‘«’ ‘ traditionnel’ » voire patrimonialisable. Cette inscription dans le temps plus ou moins artificielle procure une dimension identitaire qui permet une valorisation économique ou une valorisation touristique. Leur dimension historique est essentielle dans la mesure où ils passent pour de vivantes représentations du passé, pour des formes archaïques de commercialisation, alors qu’ils ont su faire preuve d’une formidable adaptation. Leur longue histoire entre en jeu dans leur notoriété, comme garantie d’une qualité, d’une ‘«’ ‘ authenticité’ » revendiquée.

Les fêtes, foires et marchés ne sont pas des lieux obligés pour l’approvisionnement ou l’écoulement de productions. Ils ne sont pas non plus les seuls lieux de sociabilité (les fêtes ou foires annuelles ne jouent d’ailleurs pas toujours ce rôle). Pourtant, ils restent fréquentés, même si ce n’est pas par intention marchande. De plus, ils sont valorisés, ils servent même à la mise en valeur du local. Fêtes, foires et marchés sont présentés comme temps et espace de rupture d’avec le quotidien et d’avec des liens sociaux qui se déploient habituellement dans le cadre des activités ordinaires. Ils se présentent comme des lieux ‘«’ ‘ à part’ ». Pourtant, ils peuvent refléter une société. D’abord, ils sont fortement imbriqués dans une histoire et une économie locale. Ils rassemblent une population locale qu’ils animent. De plus, ils dépendent ou traduisent une société globale, qui leur est contemporaine. Celle-ci impose ses normes (normes européennes), son mode de vie (surtout imposé par les rythmes de travail et les habitudes de consommation) ainsi que ses représentations. Les places marchandes ne constituent pas un tout autonome et indépendant, bien qu’ils forment une sorte de micro-société, avec ses règles et ses pratiques. Les fêtes, les foires et les marchés sont ici étudiés à travers le sens qu’on leur donne et le rôle qu’on leur fait jouer dans la société contemporaine. Dès les premières observations, il ressort que les fêtes, les foires et les marchés sont traités comme des objets culturels. Il s’agit donc d’étudier le processus de patrimonialisation des places marchandes, d’expliquer comment elles deviennent ‘«’ ‘ objets culturels’ » et comment leur nouveau statut en fait des atouts pour le développement économique ou touristique. Les fêtes, foires et marchés seront considérés en tant que supports, pour leur contenu. Celui-ci est envisagé en tant qu’élément fixe, concret, ‘«’ ‘ palpable’ » qui va soutenir des représentations et des discours producteurs de sens, et qui va faire l’objet de mises en scène ou en valeur. C’est leur contenu, leur réalité physique qui sont interprétés par les représentations collectives et par les discours leur attribuant ainsi une charge symbolique.

C’est parce qu’ils ont telles caractéristiques, telles propriétés qu’ils suscitent une patrimonialisation. C’est par leurs spécificités, leur contenu historique et symbolique qu’ils peuvent être perçus comme appartenant au patrimoine. C’est pourquoi afin de mieux comprendre leur patrimonialisation ou leur sacralisation touristique, il est nécessaire de faire la description des fêtes, des foires et des marchés. Cela permettra de voir comment un élément peut être valorisé à travers la façon dont ils sont perçus. La thèse va donc consister en l’analyse des représentations collectives et des discours – sociaux ou institutionnels – sur les places marchandes. Par ‘«’ ‘ discours’ », j’entends ici toute construction de sens, toute interprétation donnée des fêtes, des foires et des marchés. Ceux-ci sont donc étudiés en tant que lieux de production de discours et de pratiques originaux. La thèse ne se limitera pas à une étude ethnographique des fêtes, foires et marchés ; ils ne seront pas seulement observés en tant qu’objets donnés à l’observation mais à travers le sens qu’on leur donne et les pratiques relevées. Réservoirs d’images valorisantes et valorisées, les fêtes, les foires et les marchés sont perçus comme recouvrant des éléments positifs et attractifs qui les envisagent en atouts du développement touristique ou local.

L’élaboration d’une valeur patrimoniale sera étudiée pour comprendre le sens, les objectifs et les enjeux qui la sous-tendent. Le patrimoine ne peut émerger que s’il a été convoqué pour répondre à des attentes sociales, économiques ou politiques. Cette démarche émanant d’un discours, c’est-à-dire d’une interprétation, donne à voir un objet selon un angle précis. Inscrits dans les représentations collectives d’une époque donnée, contemporaine à la production de discours, ceux-ci parlent moins des fêtes, des foires et des marchés que de l’individu ou de la société qui les exprime et de ses besoins. Ces manifestations sont ainsi révélateurs d’un mode de penser ; ils révèlent une société et un imaginaire collectif.

La notion de patrimonialisation semble être la plus appropriée pour saisir ce que connaissent aujourd’hui les fêtes, les foires et les marchés. Néanmoins, elle trouve ses limites pour expliquer la labellisation des S.R.G. qui s’inscrit dans une démarche touristique. Si patrimoine et tourisme peuvent se retrouver de la même façon au sein de processus de valorisation des territoires, ils ne relèvent pas des mêmes procédés. M. Laplante les rapproche en remplaçant le terme ‘«’ ‘ patrimonialisation’ » par celui de ‘«’ ‘ sacralisation touristique’ » pour désigner l’attractivité touristique qui accompagne souvent cette démarche. Ainsi, il souligne que les deux relèvent d’un même processus de sélection, d’élévation au niveau du symbole, de consécration et de mise en exposition. Patrimonialisation et mise en valeur touristique procèdent par choix, sélections et exclusions. Partant du constat récurrent de l’usage des fêtes, des foires et des marchés comme objets patrimoniaux, on découvre une même volonté de les mettre en valeur. Celle-ci relève de deux objectifs distincts : l’un visant le développement d’une économie locale et l’autre le développement touristique. Ce-dernier participe au développement économique, alors que le premier ne passe pas seulement par le tourisme. La différence la plus importante est la manière dont ils procèdent, l’un s’adressant aux populations locales, l’autre aux populations extérieures.

Notre objectif a donc été de vérifier si l’on pouvait parler de patrimoine pour évoquer les fêtes, les foires et marchés et, surtout, d’en cerner les enjeux. Comme M.Rautenberg, je suis en effet consciente que :

‘« sous couvert de préservation du patrimoine historique et de revalorisation des patrimoines sociaux, la mise en œuvre de ces projets, qu’elle soit nationale, régionale ou municipale, répond plus souvent à des préoccupations d’ordre politique, économique ou social qu’à un souci strictement conservatoire, qu’il s’agisse d’attirer le touriste ou de redonner du sens à la vie collective. » 33
Notes
32.

J. Lindenfeld : « Places marchandes et évolution urbaine : Grenoble et Rouen », Le Monde alpin et rhodanien, 1984.

33.

M. Rautenberg : « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques publiques » in D.Poulot (dir), Patrimoine et modernité, 1998, p.279.