Un espace de rupture du quotidien

M. de la Pradelle a bien décrit l’espace particulier que composaient les marchés contemporains et les pratiques sociales qu’ils induisaient. Elle montre aussi comment le marché transforme un espace ordinaire en un lieu extra-ordinaire qui modifie la perception que l’on a du produit (qui semble meilleur sur le marché).

Ces observations peuvent être étendues, pour partie, aux fêtes et aux foires. Pourtant, celles-ci ne s’inscrivent pas dans le même temps, le même cycle, ce qui exacerbe l’aspect extra-ordinaire. Les manifestations annuelles sont moins fréquentes et s’inscrivent souvent dans le temps des vacances qui a déjà permis d’opérer une rupture avec le quotidien. L’aspect convivial et festif y est présent. En effet, les foires et les fêtes ne remplissent que très peu la fonction de réapprovisionnement en biens courants, puisqu’il ne s’agit pas d’achats équivalents à ceux faits sur un marché.

Ce qui transparaît vraiment des trois types de manifestation – de façon moindre des foires –, c’est leur capacité à transformer un lieu en un espace de convivialité. Le lieu du quotidien, connu de tous, trouve une animation inhabituelle qui devient attractive. La place marchande, la ville deviennent hors du commun.

Les manifestations hebdomadaires marquent un temps de rupture dans le quotidien. Elles rythment la semaine. Les manifestations annuelles, inscrites dans un cycle plus long sont de l’ordre du festif. Néanmoins, les deux semblent déformer la réalité pour la rendre plus séduisante, comme embellie, transcendée. De la transformation des lieux naît la transformation des pratiques sociales. En effet pour les ‘«’ ‘ usagers’ », les places marchandes sont plus que des simples lieux d’approvisionnement. Nous avons vu comment des pratiques qui passent pour être moins contraignantes que le fait de se réapprovisionner se mettent en place. Les fêtes, les foires et les marchés sont perçus d’autant moins comme des lieux ‘«’ ‘ utilitaires’ » d’approvisionnement qu’ils rassemblent des personnes qui n’entrent parfois même pas dans le circuit économique, c’est-à-dire qu’ils ne font aucune vente et aucun achat. Hormis les habitués qui viennent pour retrouver leurs amis, certains ne viennent qu’en ‘«’ ‘ visiteurs’ », «  pour l’ambiance ». Les fêtes, les foires et les marchés semblent pouvoir être à l’origine de l’émergence de sensations, d’émotions que l’on considère pouvoir trouver en de rares endroits. Ils sont supposés être capables de retransmettre, de réinsuffler un esprit communautaire. On retrouve un lien social, un dialogue entre les individus que chacun peut apprécier même s’il ne participe pas directement à l’échange économique ni même à l’échange ‘«’ ‘ oral ».’ En effet, le marché est composé de rencontres, d’échanges de nouvelles, d’interpellations. Certains sont pris dans ces échanges. D’autres ne font que ‘«’ ‘ passer’ » au milieu de ces échanges. Les touristes viennent en observateurs, ils ne connaissent personne localement. Pourtant, ils ont l’impression de ne plus être de simples spectateurs, puisqu’ils baignent dans l’ambiance, et que, la parole étant libérée, ils peuvent instaurer un dialogue.

Les fêtes, les foires et les marchés donnent aussi l’impression de venir des temps passés. C’est pourquoi ils peuvent formuler un lien organique entre les individus. Ainsi, jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, les marchés ruraux en particulier reflètent un mode de vie agricole et une réalité sociale. Aujourd’hui ils seraient plutôt perçus comme un lieu symbolique, à conserver au nom des valeurs qu’on leur accorde. Ils sont moins le lieu où se révèle une réalité que celui où l’on perçoit une représentation que l’on se fait du monde. Ils semblent ainsi apporter une solution aux problèmes ou au malaise que l’on ressent face à la modernisation et au sentiment communément ressenti de perte des relations sociales d’autrefois qui s’exerçaient sur un mode communautaire. Le marché devient en quelque sorte un monde idéal qui se réconcilie avec des notions que l’on croit être celles d’un passé perdu. Le marché répond par là à une quête d’origine, de nature, d’authenticité.

Ce lien au passé est parfois évoqué franchement, directement. ‘«’ ‘ Ça rappelle les marchés d’autrefois »’ entend-on parfois. La plupart du temps, il n’est pas directement évoqué, mais il est fortement présent. En effet, tous perçoivent les fêtes, les foires et les marchés comme des manifestations originales, singulières, à préserver. Sous ces mentions est souligné le fait que la manifestation – ou ce type de manifestation – est très ancienne. Elle a réussi à subsister malgré les évolutions de la société qui les a marginalisés, c’est-à-dire qu’elle existe encore et qu’il faut la maintenir comme une précieuse survivance d’un passé et de liens sociaux communautaires qui ne définissent plus une société occidentale contemporaine mais une société passée.