2.4.2. Les places marchandes et les villes, un lien historique étroit

Les places marchandes et les villes entretiennent un lien étroit. Les villes ont encouragé ces manifestations en les autorisant, et elles les ont réglementées. On peut dire que ce sont elles qui leur donnent leur caractère. En effet, s’il peut exister des normes uniformisées à l’échelle nationale qui définissent le statut de commerçant non-sédentaire ou qui réglementent les usages sanitaires, chaque ville a son propre règlement. Celui-ci dépendait autrefois des autorisations seigneuriales qui permettaient ou interdisaient des usages.

A Louhans, au XVIe siècle, le seigneur qui possédait la halle dont il louait les étaux aux marchands, obligeait que certaines marchandises soient présentes sur les foires et marchés. Drapiers, fripiers, pelletiers de cuir, merciers, cordonniers, ferratiers, bouchers, épiciers, sauniers, panetiers qui représentaient les commerces les plus dynamiques se devaient d’être là pour encourager le trafic de marchandises 117 .

Les marchés dépendent aujourd’hui des règlements et décrets municipaux. Les fêtes et les foires relèvent d’un règlement élaboré par une association : un Comice agricole ou un Comité des fêtes par exemple. Les villes, quant à elles, voient leur physionomie et leur économie façonnée par les places marchandes. En effet, les foires et marchés permettent aux villes de s’enrichir, grâce aux différentes taxes ou droits sur les marchandises. Les artisans trouvent des débouchés à leurs marchandises et se livrent au commerce. Ceux qui se déplacent pour le commerce s’installent et développent de nouvelles industries. A Louhans, par exemple, des drapiers de Flandre s’installent au XIVe siècle et développent leur industrie qu’ils ont adaptée à la culture locale. Leur drap n’est ainsi plus composé de laine mais de chanvre. Les marchandises exposées sur les foires et marchés connaissent un bel essor.

La plupart des villes étudiées dans cette thèse évoquent un lien historique très ancien avec leur place marchande, et certaines expliquent leur économie actuelle par leur vocation commerciale. Qu’elle se soit faite de manière continue ou interrompue, cette vocation commerciale s’inscrit dans un lointain passé pour les places marchandes actuelles les plus vivantes. Les exemples de Louhans, Sarlat, Billom, Saint-Christophe-en-Brionnais et Saulieu rappellent que leur marché est né au Moyen-Age. Trois raisons expliquent la naissance précoce de ces places marchandes : leur situation géographique (Louhans est situé au cœur des réseaux routiers ou fluviaux menant aux grands axes, Saint-Christophe-en-Brionnais est présenté comme étant à la croisée des grands chemins, Saulieu se trouve également sur un lieu de passage et devient même un important relais de poste au XVIIe siècle, dont témoignait la présence de 150 chevaux). Ensuite, certains phénomènes attractifs ont un rôle (comme les pèlerinages de Billom), ce à quoi s’ajoutent les chartes de franchises qui dès le XIIe siècle autorisent les trafics de marchandises.

La physionomie des villes témoigne de la présence et de l’histoire des marchés. Celle de Louhans, que nous avons plus particulièrement étudiée, est très révélatrice. L’axe principal s’est constitué autour de la voie reliant la Bourgogne au Comté et à l’Italie, s’ouvrant de chaque côté par la ‘«’ ‘ porte de Bourgogne’ » à l’Est et la ‘«’ ‘ porte de Comté’ » à l’Ouest. Le long de cet axe aujourd’hui appelé ‘«’ ‘ grande rue’ », on dénombre 157 arcades qui procuraient des abris aux commerçants, témoignant ainsi de leur présence.

A Saint-Christophe-en-Brionnais, on observe un phénomène semblable de constitution d’un axe central. Au XVe siècle, les foires avaient lieu devant le château, puis un foirail fut aménagé dans une allée bordée d’arbres entre lesquels des cordes étaient tendues pour attacher les bêtes. Autour de cette allée se construisirent des habitations. Au XIXe siècle, un pré fut acheté par la commune pour installer le foirail, et fut bientôt encerclé d’un mur (le mur d’Argent). Il s’agit là de son lieu actuel. Certaines villes comme Louhans et Billom conservent des écuries qui se trouvaient aux entrées des villes et où les agriculteurs laissaient leurs chevaux pendant qu’ils allaient au marché. Elles étaient aménagées par les cafés qui se trouvaient à côté ou un marchand de chevaux mettait ses écuries à la disposition de ses connaissances. A Louhans, on comptait cinq ou six écuries contenant 40 à 100 chevaux d’après les témoins. Le nombre de bars, de restaurants, voire d’hôtels, traduit également cette vocation puisqu’il témoigne des circulations d’hommes.

Une trace des marchés dans la ville est particulièrement visible aujourd’hui à travers sa toponymie. A Louhans, on retrouve peu de traces hormis la ‘«’ ‘ rue de la Grenette’ », ancienne halle aux grains aujourd’hui transformée en salle polyvalente mais qui conserve son aspect et son nom ‘«’ ‘ salle de la Grenette’ » et à qui l’on souhaite redonner son ancienne fonction puisque l’on envisage d’en faire une halle réservée aux produits frais (lieu idéal, certains se plaignant, pourtant, à l’occasion d’une quelconque animation hivernale, de sa fraîcheur). A Sarlat, il existe une ‘«’ ‘ place des oies’ » et une ‘«’ ‘ place du marché aux noix’ ». Contrairement à Louhans et à Sarlat qui ont donné des noms universels à leurs rues ‘(’ ‘«’ ‘ place de la Libération’ », ‘«’ ‘ grande rue »’, ‘«’ ‘ rue Jules Ferry’ »…) la toponymie de Billom est inscrite au lieu : ‘«’ ‘ rue de la tour’ », ‘«’ ‘ rue de l’ancien cimetière’ », ‘«’ ‘ rue des voûtes’ », ‘«’ ‘ rue de l’évêché’ », ‘«’ ‘ place croix de la mission »,’ ‘«’ ‘ rue des fossés’ »… et on y trouve la ‘«’ ‘ place du creux du marché’ », la ‘«’ ‘ place de la halle »’, la ‘«’ ‘ rue du marché au chanvre’ » et le ‘«’ ‘ quai Grenette’ ». A Saulieu, on trouve le mélange de noms universels ‘«’ ‘ rue de Verdun’ », ‘«’ ‘ place du général de Gaulle’ »… et de noms liés à la physionomie, à l’histoire ou aux activités économiques locales ‘(’ ‘«’ ‘ rue du tour des fossés ’», ‘«’ ‘ rue de l’abattoir’ », ‘« rue des fours »,’ ‘«’ ‘ rue des tanneries’ »…) parmi lesquelles : la ‘«’ ‘ rue de la halle au blé’ », la ‘«’ ‘ rue du marché’ », et la ‘«’ ‘ rue de la foire’ » à propos de laquelle un dépliant touristique précise qu’‘»’ ‘ autrefois’ » s’y déroulaient la foire aux cochons ainsi que la ‘«’ ‘ louée le 24 mars’ ».

De nombreuses traces témoignent de la présence ancienne d’une place marchande, ce qui permet d’appréhender et de justifier sa renommée. Les évolutions historiques du marché dans la ville montrent que si la vocation commerciale est ancienne, elle n’a pas été conservée à l’identique. Les foires et marchés ne sont pas figés, ils ont évolué en même temps que se transformaient la société et l’économie. Cela s’observe à travers les produits présentés mais aussi par leur place dans la ville et par leur recherche de modernisation. Nous venons de le voir pour Saint-Christophe-en-Brionnais, mais on l’observe aussi à Saulieu. A la naissance du Comice, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le concours se tenait place Monge où des cordes tendues entre les tilleuls permettaient d’attacher quelques bovins. En 1979, la place devenant trop exiguë et ne correspondant plus aux attentes pour l’accueil des bêtes, le Comice fut déplacé en contrebas de la ville, dans la salle polyvalente toute neuve. A Louhans, l’évolution du marché traduit la place importante qu’il occupait dans la ville mais aussi l’évolution de la société. En effet, le marché encombrait chaque semaine toutes les artères centrales de la ville. Aux abords se tenait la foire aux bestiaux. En 1924, une polémique est soulevée par la proposition municipale de déplacer le marché aux volailles qui se trouve alors dans la Grande rue. Elle émane de la pression faite par diverses associations, dont le club automobile, qui réclament une meilleure circulation en centre ville. En 1929 le marché aux volailles est finalement déplacé mais il est aussitôt remplacé par les étaux de produits manufacturés, ce qui ne résout en rien l’encombrement du lundi matin. Le marché aux volailles connaîtra un nouveau déplacement quelque temps plus tard pour rejoindre la place où il se trouve toujours, légèrement plus à l’écart.

Les foires et marchés occupent toujours une place importante dans les préoccupations municipales, comme nous le verrons plus loin au cours de notre étude. Ainsi la ville de Louhans prend d’abord en considération le marché avant de s’engager dans des projets d’aménagement, et la ville de Sarlat vient de créer de nouveaux lieux de vente en transformant une église rénovée en halle.

Dans les communes où sont organisées des fêtes récentes, on relève la présence d’arguments qui ont recours au passé. Ainsi, à Romans et à Billom, on rappelle la vocation commerciale de la ville depuis des temps anciens. A propos de Billom, qui au XVIe siècle possédait des marchés très attractifs, A. Pairault définit trois vocations principales apparues au Moyen-Age : ‘«’ ‘ dès sa naissance, Billom avait sa vocation religieuse (…)’ » 118 . Les écoles druidiques devinrent célèbres, donnant sa vocation scolaire à la ville. Les cérémonies religieuses attirant une forte population, les marchands vinrent en nombre apportant à Billom sa troisième vocation : le commerce. A Romans on relève aussi la tradition commerciale développée grâce à la présence de nombreux artisans au sein de la ville. Ainsi au XVe siècle, les drapiers exerçaient leur commerce. L’architecture datée du XIIe au XVe siècle témoigne de la présence de nombreuses boutiques.

A Saint-Aubin il ne s’agit pas à proprement parler une vocation commerciale, mais il y a une volonté de faire référence aux marchés du passé. L’origine de la fête aux pruneaux est attribuée à la découverte de la trace d’un marché hebdomadaire aux pruneaux durant la période de récolte qui aurait existé au début du XXe siècle. On observe également une inscription dans le territoire par la volonté de rappeler ou d’évoquer une ‘«’ ‘ tradition’ » locale. Ainsi à Saint-Aubin, on se pose dans la continuité des félibrées 119 . A Espelette cela se ressent encore plus par la volonté très forte de reconstituer une fête traditionnelle basque.

Les marchés anciens sont ceux qui ont la plus grande renommée. L’histoire semble ainsi justifier ou garantir une renommée bien méritée. Une sorte de reconnaissance est vouée aux places marchandes, souvent moteurs économiques des villes depuis le Moyen-Age. Cet intérêt très fort pour ces lieux souligne encore plus leur importance locale, qui ne relève pas que du folklore, comme certains discours le laissent penser. Les médias, en particulier, véhiculent des images attendrissantes et nostalgiques où le fromager artisanal anéanti par la mondialisation, vend ses derniers fromages à une cliente résistante, elle aussi d’un autre univers, d’une autre époque.

Si les marchés sont aujourd’hui dépassés par d’autres modes de commercialisation, ils gardent leur intérêt au niveau local, et conservent un lien intime avec la ville ; ils font partie du ‘«’ ‘ patrimoine local’ » que l’on cherche tant à valoriser depuis quelques années. Mais surtout, nous verrons qu’ils conservent leurs intérêts social et économique.

Notes
117.

M.Pacaut : Louhans, des origines à nos jours ; la ville et le louhannais dans leur histoire, 1984, p.85.

118.

A.Pairault : Billom, bonne ville d’Auvergne, des origines au XXe siècle, 1983, p.5.

119.

Les félibres, poètes occitans réunis au sein d’une association créée au XIXe siècle et appelée « félibrige », se retrouvent durant trois jours, en mai, pour fêter leur patronne, Sainte Estelle. Cette fête qui est aussi en quelque sorte leur assemblée générale prend le nom de »  félibrées ».