3.3.3. Le support identitaire comme construction sociale de la qualité

Parler du produit, montrer ses caractéristiques, c’est également en montrer la particularité, le porter à la comparaison publique pour le tester et sensibiliser aux contrefaçons. Apprendre à mieux connaître le produit et ses caractéristiques c’est non seulement ‘«’ ‘ éduquer’ » le consommateur, mais c’est aussi l’aider à le distinguer parmi d’autres. En effet, enseigner la spécificité d’un produit, c’est le faire découvrir, mais c’est aussi le reconnaître.

La recherche de qualité signe aussi la réappropriation de la commercialisation puisque les producteurs se mettent en scène et revalorisent l’image de leur travail. Les discours développés sur les fêtes, les foires et les marchés opposent implicitement la quantité représentée par la grande distribution à la qualité défendue par les petits producteurs qui déploient beaucoup d’effort pour se faire reconnaître. La défense des caractéristiques des produits, de leur qualité… passe aussi par la démonstration d’une diversité. Ainsi la présidente du syndicat du piment d’Espelette qui nous explique les techniques de séchage, de cuisson, les goûts, les couleurs… et qui évoque la normalisation pour le cahier des charges, fait observer que de toutes manières, le piment est différent d’un producteur à l’autre, qu’il est plus piquant chez l’un ou chez l’autre… Il ne pourra y avoir d’uniformisation puisqu’il résulte d’un jugement intuitif qui passe par des appréciations visuelles, gustatives, tactiles et sonores ‘(’ ‘«’ ‘ le piment chante »).’ Le produit est et restera vivant. C’est peut-être ce qui oppose ces productions aux productions industrielles où tout est uniformisé et où le goût ne varie pas en fonction de la cuisson ou de la saison.

Cette recherche ou cette démonstration d’une singularité, d’une qualité s’appuie sur des processus de sélection et de distinction valorisés par des mises en exposition et en comparaison. De par la nature des produits qui ont suscité la sélection du site parmi les S.R.G., une dimension identitaire est souvent exploitée. Elle intervient pour expliquer des caractéristiques et des pratiques : tout le monde avait de l’ail dans les alentours de Billom, de même, à Espelette, le piment était dans tous les jardins, pour un usage strictement personnel et les pognes sont dégustées les dimanches en famille… Aujourd’hui, les identifications reposent très largement sur des zones géographiques délimitées. Cela se comprend par les caractéristiques propres à un sol, à un climat, à des techniques, mais la relation produit/ville ou région, entre dans d’autres considérations qui seront, dans notre cas, une valorisation touristique. En effet, ce n’est pas n’importe quel produit qui est valorisé sur les fêtes et les foires et c’est un produit particulier que l’on souhaite découvrir sur un marché. Il s’agit du produit typique, celui qui représente l’âme du lieu.

Sur les fêtes, les foires et les marchés, les produits entrent dans la construction d’une mise en exposition d’une technique de production et, par là-même, dans un discours de présentation de soi. Ils entrent ainsi dans un dispositif de communication mis en place par les producteurs. Nous avons montré comment la vente directe était un moyen de se réapproprier la phase de commercialisation en se ressaisissant de leur produit dans son intégralité, c’est-à-dire en le suivant de sa conception à – quasiment – sa consommation. Par cette démarche nous voyons que les producteurs parlent tout autant de leur produit que d’eux-mêmes et de leur manière de travailler en particulier au moment de la démonstration de leur qualité : en même temps qu’ils justifient la valeur de leur produit, ils présentent leur travail en apportant la preuve d’une recherche d’excellence par la sélection de plants ou de races, par les concours, par la traçabilité et par la définition de chartes consignées dans des appellations de protection. En reprenant la maîtrise de la commercialisation à des fins économiques, les producteurs se rendent visibles. Ils réapparaissent dans le schéma de perception du consommateur qui réintègre le produit dans son processus d’élaboration : on sait d’où il vient et comment il a été réalisé. La présence du producteur procure une plus-value économique et symbolique au produit. Le producteur se met lui-même en scène pour valoriser son produit et pour redonner une crédibilité à son travail. C’est aussi un moyen de se réapproprier l’image de soi et de son activité. En effet, les producteurs communiquent sur leurs produits, mais en parlant de leurs techniques, des méthodes employées, ils parlent aussi de leur métier. Celui-ci a été touché d’une image négative découlant de l’utilisation massive de la mécanisation, de produits chimiques, polluants… Aujourd’hui, les producteurs rencontrés parlent d’agriculture raisonnée, de produits de base sains… C’est aussi leur profession – qui a su effectuer un ‘«’ ‘ nettoyage’ » – qui est présentée sur les foires et marchés.

Ce choix de commercialisation des productions, ce recours à la médiation comme ouverture sur un réseau économique à long terme, s’accompagnent d’une médiation culturelle. Le consommateur qui représente l’Autre devient le témoin et le destinataire du message. En effet, ces informations pédagogiques, la transmission d’une image d’une collectivité, passent par la construction d’un discours : on se montre aux autres. Mais ce discours se fait dans la confrontation avec l’Autre ; l’identité se fait par identification et par distinction. C’est l’Autre, le touriste qui pose des questions, porte un regard sur des pratiques, un mode de vie… qu’il ne connaît pas mais dont il a une idée préconçue. Nous retrouvons là une idée développée par M. Faure, dans sa thèse, qui démontre que les coopératives et les exploitations sont ‘«’ ‘ des lieux susceptibles de construire du patrimoine social’ ‘ 164 ’ ‘. ’» On y retrouve les mêmes notions d’‘»’ ‘ échange’ », de ‘«’ ‘ mise en scène »,’ d’‘»’ ‘ objets médiateurs entre références culturelles distinctes ’». Nous pourrions simplement dire que les fêtes, les foires et les marchés sont un troisième lieu de ce style. Or, nous ne pouvons nous en tenir là car cela ne relève pas de la même démarche. En effet, ici, c’est le producteur qui vient à la rencontre du client-consommateur. Il vient le chercher, et parfois même l’inviter à venir visiter son exploitation. D’ailleurs, quand nous interrogions les chalands, beaucoup ont dit qu’ils n’étaient pas au courant qu’il y avait la manifestation sur laquelle ils se trouvaient et qu’ils l’avaient trouvée ‘« par hasard’ ». Ces observations sont surtout vérifiables sur les fêtes et foires annuelles. De plus, nous pouvons observer que les places marchandes sont des lieux ‘«’ ‘ à part’ », porteurs de leurs propres caractéristiques, idéologies ou représentations sociales. Ce ne sont pas des lieux neutres ou objectivés comme sur l’exploitation qui médiatise la rencontre par la technologie, les outils… Les particularités propres aux fêtes, aux foires et aux marchés apportent une dimension spécifique aux produits et les échanges n’y sont pas les mêmes. En eux-mêmes, ils sont susceptibles de produire du sens et des représentations. Ces manifestations à vocation commerciale ont acquis depuis longtemps une dimension culturelle. Lieux de rencontres, d’apprentissage…, elles réunissent une communauté qui se ressoude, se redéfinit… De par leurs caractéristiques et leur aspect physique, ils transforment le regard que l’on porte sur le produit et sur eux. Ils donnent l’illusion qu’une société s’y exprime et qu’un monde rural s’expose. Ils permettent de susciter des notions de bien-vivre et de bien-manger et de représenter une mémoire collective vécue ou imaginée.

Les places marchandes ne sont pas seulement ‘«’ ‘ instantanés’ », ‘«’ ‘ images fixées’ », comme pourrait l’être un chalet d’alpage, très chargé symboliquement. Elles suscitent de l’échange, du lien social, de la confrontation. Elles sont vivantes, mouvantes parce que traversées par des hommes et par des époques. Elles ne sont pas seulement les réceptrices d’un sens, elles lui donnent vie et le font vivre à ceux qui traversent leurs allées.

Les fêtes, les foires et les marchés sont très fortement liés au sol, au lieu, à la société… Leur rapport au monde et à la société leur donne une dimension propre. Si les produits agro-alimentaires dont nous avons parlé jusqu’à maintenant entretiennent un lien privilégié au lieu, au terroir, puisqu’ils sont souvent dits ‘«’ ‘ régionaux », ’ ‘«’ ‘ locaux’ », les places marchandes les inscrivent encore plus dans le sol en les faisant participer à la vie sociale, culturelle et économique locale. Ils sont recontextualisés et retrouvent leur place sur la scène locale. Mais plus que des produits, ou une production, c’est une vie sociale locale qui est montrée. Tous, producteurs, consommateurs… jouent un rôle. Chacun anime la scène, devient acteur… pour donner à voir une tranche de vie locale. C’est dans un monde à part que le touriste pénètre, s’immerge. Il ne découvre pas qu’un produit, il plonge dans une société, il partage un moment de la vie locale et croit retrouver une communauté tant recherchée.

Notes
164.

M.Faure : Du produit agricole à l’objet culturel. Le processus de patrimonialisation des productions fromagères dans les Alpes du Nord, 2000, p.41.