4.1.2. A la recherche du produit local

Un rapide inventaire montre que toutes les villes et de nombreux villages possèdent un ou plusieurs marchés hebdomadaires. M. de la Pradelle 168 estime qu’il en existe environ 7000 en France. Tous ne sont pas de taille équivalente. Les auteurs de Marchés de France en ont sélectionné plus de 450 en fonction de leurs ‘«’ ‘ coups de cœur’ » comme ils le précisent eux-mêmes. Il s’agit de marchés relativement importants qui reflètent les traditions culinaires locales. Les marchés sont à peu près identiques aux quatre coins de la France : ils proposent les mêmes légumes, des charcuteries, des fromages… Pourtant, selon les régions, on trouve des produits différents, des ‘«’ ‘ spécialités locales’ » et, selon le lieu où l’on se rend, on s’attend à trouver un produit précis ainsi qu’une ‘«’ ‘ ambiance’ » particulière. Les marchés ‘«’ ‘ de Provence ’» sont souvent cités car ils évoquent une douceur de vivre, un plaisir, à travers l’odeur des herbes, de la lavande, les couleurs chatoyantes, l’accent ‘«’ ‘ chantant’ »…

Les livres de tourisme ne manquent pas de rappeler la tenue des marchés, visite incontournable dans le périple, pour saisir l’âme du pays et ramener les ‘«’ ‘ vrais’ » produits locaux. L’ouvrage Marchés de France présente un tour de France des marchés typiques en soulignant l’ambiance générale : ‘«’ ‘ Avec ses canaux, ses roues à aube moussue, ses terrasses ombragées, l’Isle-sur-la-Sorgue attire une foule considérable de touristes qui retrouvent ici toutes les images de la Provence éternelle.’ » 169 Ce livre peut servir de guide pour ne pas passer à côté du produit incontournable. Il témoigne de la place que peuvent occuper les marchés dans la fonction de découverte d’un lieu, de son ‘«’ ‘ âme profonde’ ». En adoptant des pratiques et en apprenant les habitudes d’achat et de consommation des populations locales, le touriste les découvre et a l’impression de vivre comme eux. Les touristes imitent et s’imprègnent d’une connaissance, voire d’une certaine sagesse. Ainsi, à Quimper, ‘«’ ‘ Un petit arrêt chez une fermière pour le beurre salé et le tour est joué. Pour le dessert ou le goûter, vous succomberez à la tentation du kouign-amann, cette merveilleuse pâtisserie au beurre salé, redoutablement calorifique.’ » 170 On trouvera même dans ce guide des marchés ‘«’ ‘ l’ »’exposant vers lequel les habitués du lieu ont leur préférence, ou celui qui propose les meilleurs produits, les plus ‘« typiques’ ». Ainsi à Troyes :

‘« Pour se procurer la célèbre andouillette de Troyes, la hure de porc (autre grande spécialité de la ville), les langues de mouton fumées, les jambons et les boudins, les clientes font la queue devant le stand de M. Peultier ou celui de M. Doussot, de vrais artisans qui fabriquent eux-mêmes leurs produits. » 171

Autant de villes citées, autant de produits délicieux au goût de terroir, issus des savoir-faire locaux qui font l’originalité du marché et participent à l’éveil des sens.

Cet ouvrage, qui n’hésite pas à évoquer tel personnage, tel produit ou tel lieu typique du ‘«’ ‘ cru »,’ donne une image pittoresque jusqu’à l’outrance, propre à satisfaire l’imaginaire touristique avide d’exotisme et de ‘«’ ‘ couleurs locales’ ». Il sert aussi de guide pour dénicher le produit local là où les gens du ‘«’ ‘ cru’ » vont, et donc pour s’intégrer immédiatement dans les ‘«’ ‘ coutumes’ » locales, vivre comme les autochtones…

En effet, pour les consommateurs, les foires et marchés écoulent non seulement des produits frais, de qualité, mais encore, ils pensent y trouver des produits issus du terroir de l’économie locale et régionale. Reflétant pour beaucoup une image du passé, les marchés semblent encore fonctionner sur le mode ‘«’ ‘ écoulement des marchandises’ » c’est-à-dire lorsque les petits producteurs locaux venaient vendre le produit de leur exploitation, les produits ‘«’ ‘ faits maison ’»… laissant ainsi s’exprimer les savoirs culinaires propres à chaque région. Précisément, encore aujourd’hui, les petits producteurs locaux sont très présents sur les marchés de leur région et les produits propres à chaque région sont à dénicher sur chaque marché. Pourtant tout produit acheté en ce lieu n’est pas nécessairement de tradition locale et le terme de produit frais n’implique pas qu’il soit produit là où il est vendu.

D’après M. de la Pradelle, ‘«’ ‘ le vrai produit du marché est unique – ou doit du moins le paraître. D’abord parce qu’il est censé être ’ ‘«’ ‘ maison », mais aussi parce qu’il est présumé local, ces deux registres tendant souvent à se confondre’ » 172 . Pourtant là encore, M. de la Pradelle montre que le produit local est mis en scène. Le produit, pour paraître local, est ‘«’ ‘ habillé’ » : étiquette indiquant la provenance, décoration du stand et éventuellement le vendeur est costumé et joue d’un accent. ‘«’ ‘ Au besoin le forain fabrique du ’ ‘«’ ‘ local » en jouant sur quelques clichés culinaires bien ancrés’ » 173 , en ajoutant de l’ail dans les produits par exemple pour leur donner un aspect ‘«’ ‘ provençal’ ». Certaines denrées introduites récemment dans une région peuvent devenir ‘«’ ‘ locales’ » par ce subterfuge, car elles évoquent l’image que citadins et étrangers se font d’une région.

Pour autant, certains produits font l’originalité du lieu parce qu’on les trouve effectivement dans la région de production (exemple : truffe à Carpentras, volaille de Bresse à Louhans…). En effet, ce qu’on s’attend à trouver sur les marchés d’une région ou d’une commune, c’est ce qui fait sa réputation gastronomique. Ainsi, en Bresse, on s’attend à ne trouver que la fameuse volaille A.O.C., ce qui n’est d’ailleurs pas forcément le cas puisqu’à Louhans, on ne trouve pas que de la volaille au plumage blanc et aux pattes bleues. Un éleveur de volaille présent chaque semaine à Louhans, et habitant la Drôme est durement critiqué. ‘«’ ‘ C’est uniquement de la saloperie, ce qu’il vend (…). C’est tout de la récupération d’élevages, mais les gens achètent parce que c’est meilleur marché (…). Mais les gens du coin, ils achètent pas tellement. C’est surtout les gens qui viennent de l’extérieur »’, s’indigne un éleveur de volaille de Bresse.

Néanmoins, ce qui peut distinguer un marché d’un autre, en France, c’est la présence de produits représentatifs de la région. Chaque région a son produit (ou ses produits), celui-ci devant être présent sur le marché local.

Dans l’esprit des clients, c’est sur le marché qu’on peut trouver le ‘«’ ‘ produit local’ » ; mais réciproquement, il devient ‘«’ ‘ local’ » parce qu’on vient le chercher là. Le produit de marché est unique. Il n’y a que là qu’on peut le trouver, parce qu’il appartient à l’économie locale traditionnelle. La population locale, les ‘«’ ‘ connaisseurs’ » savent où le trouver. Mais surtout, c’est parce que le produit est sur le marché qu’il appartient aux ‘«’ ‘ traditions’ » locales.

Non seulement le marché donne une image positive au produit (il le pare de nombreuses qualités) mais en plus, il l’inscrit totalement dans le territoire, dans le local.

Les marchés donnent ainsi l’illusion de participer à un moment de la vie locale et de s’y intégrer en adoptant les pratiques locales.

Notes
168.

émission radio : « La rue des entrepreneurs », France Inter, 2001.

169.

C.Amor, Ph.Lamboley : Marchés de France,1999,p.31.

170.

Ibid., p.78.

171.

Ibid., p.125.

172.

M.de la Pradelle, op.cit., 1996, p.191.

173.

Ibid., p.194.