4.1.3. Quand des produits donnent une identité à la place marchande

Si le marché donne une identité aux produits, certains produits dits typiques ou régionaux donnent une identité au marché. Il ne s’agit pas seulement d’un produit local mais d’un produit à l’identité forte. Non seulement il est clairement identifié à un lieu mais en plus, cette association est connue de tous voire même elle participe à la renommée de la zone géographique ou de la ville concernée. Saulieu se déclare ‘«’ ‘ capitale du charolais’ », Saint-Christophe-en-Brionnais devient alors ‘«’ ‘ berceau de la race charolaise’ » et Charolles se dit ‘«’ ‘ représentant légitime’ » de cette race. Ces trois villes cherchent donc à se trouver un rôle dans l’histoire de la race ; elles ne se contentent pas d’être dans la zone de production, elles jouent un rôle, elles sont ‘«’ ‘ actives’ ». L. Bérard et Ph. Marchenay observent que, dans la procédure de labellisation des produits‘, ’ ‘«’ ‘ la proximité d’une ville joue souvent un rôle déterminant dans la mise en place et le développement d’un produit qui, des décennies plus tard, devient assimilé à un terroir’ » 174 . Avec le développement des labels (A.O.C….) les produits sont encore plus associés, plus ancrés au territoire. Dans les appellations sont toujours nommés les lieux géographiques d’origine : ‘«’ ‘ piment d’Espelette’ », ‘«’ ‘ volaille de Bresse ’», ‘«’ ‘ pogne de Romans’ »… Il existe parfois quelques tensions au sujet de la définition des frontières, comme à Billom où la demande d’un label ‘«’ ‘ ail d’Auvergne’ » suscite le mécontentement de certains qui préfèreraient la création de l’ ‘»’ ‘ ail de Billom’ ». Ce sont des territoires géographiques plus ou moins étendus qui ont été désignés comme supports d’un savoir-faire précis et original, mais souvent, des villes se trouvent au cœur des revendications, comme ‘«’ ‘ capitales’ » de la production… Plus que tout autre ‘«’ ‘ produit local’ », le produit labellisé est légitimement reconnu comme produit d’un territoire, d’un terroir défini. Néanmoins, certains produits, qui n’ont pas fait l’objet d’une reconnaissance scientifique, désignent spontanément à tout un chacun, une région précise et à l’évocation d’une ville, un produit gastronomique peut être attaché. Julia Csergo qui observe l’évolution historique de l’inscription de la gastronomie montre qu’alors que le Français du commun n’avait qu’exceptionnellement accès à une représentation cartographique de la France, encore rare, Cadet de Gassicourt réalise la première carte géographique gourmande ‘«’ ‘ figurant sous forme de bouteilles, volailles (…). »’ 175

Depuis fort longtemps des produits gastronomiques sont associés à une ville, même si, de plus en plus, ce lien est consolidé par divers processus et en particulier les labels d’origine, mais aussi par tout un imaginaire et une littérature ‘«’ ‘ touristique’ ».

Plus qu’un produit local, il s’agit d’un produit du terroir, marquant ainsi un ancrage profond au sol et à la culture, aux savoirs et savoir-faire locaux et traditionnels. Non seulement il est élaboré localement, mais en plus, sa préparation culinaire demande une connaissance spécifique : il faut savoir le préparer.

La place marchande est alors rattachée non au lieu mais au territoire, à l’espace propre de production, à un espace social et humain, à des pratiques. Par ‘«’ ‘ pratiques’ », nous entendons les savoirs et savoir-faire liés à la production, mais aussi les ‘«’ ‘ habitudes’ », les rituels propres au commerce de chaque produit et à sa consommation. Pour certains produits, entrer dans le réseau de commercialisation nécessite effectivement une certaine initiation au produit et au rituel de vente. C’est ce qu’a pu observer M. de la Pradelle au sujet des truffes. C’est ce que nous avons pu constater, en particulier à Saint-Christophe-en-Brionnais où – sans parler du fait que tout le monde ne peut acheter un bovin adulte, surtout lorsqu’il habite un appartement à Lyon – le moment de la transaction est très codifié et incompréhensible vu de l’extérieur, puisque celle-ci s’effectue moins par des mots que par des gestes, des mimiques ou des regards. De plus, l’ensemble se veut être le plus discret possible et, surtout, doit se faire à l’abri des curieux. Ainsi, lorsque nous tentions discrètement de saisir ces échanges, toute discussion cessait pour reprendre avec la même vivacité dès que nous nous éloignions.

Les marchés spécialisés, comme il en existait jusqu’au début du siècle (marché aux bovins, marché au blé…) ont parfois laissé leur empreinte sur les noms de places et de rues mais on remarque que là où un produit fort, emblématique existe, il tend à donner une identité au marché. Cela est particulièrement visible dans les appellations des nouvelles manifestations : ‘«’ ‘ fête de la pogne et de la raviole’ », ‘«’ ‘ fête du piment’ »…, ‘«’ ‘ fête du charolais ’» ayant même remplacé ‘«’ ‘ Comice agricole’ », pour mettre encore plus en valeur cette race. Julia Csergo fait observer qu’au début du siècle :

‘« Par rapport aux autres « marqueurs identitaires » que constituent le folklore et la langue, la table et la spécialité gastronomique n’interviennent que de façon secondaire dans la propagande régionaliste : les fêtes locales, par exemple, qui annoncent par voie d’affiches danses traditionnelles, défilés de costumes régionaux ou lectures en patois ne mentionnent jamais la dégustation de spécialités culinaires (…). » 176

Aujourd’hui, au contraire, les produits régionaux sont au cœur des manifestations et même, en sont à l’origine.

Pourtant, tout produit ne peut s’imposer comme prétexte à la fête. Il faut qu’il ait une résonance locale, qu’il fasse partie de la culture locale, et qu’il paraisse ‘«’ ‘ local’ » pour l’étranger. Ainsi lorsque la décision a été prise d’organiser une fête, on a choisi le produit emblématique au lieu. En effet, le produit de terroir est lié au lieu, de manière historique, il y est profondément ancré. Il a une légitimité pour représenter le lieu, l’identifier et ainsi susciter la venue du public. C’est parce qu’il est local qu’on pense qu’il est meilleur parce que les techniques sont maîtrisées et que la renommée doit être méritée.

Non seulement des villes sont plus particulièrement ‘«’ ‘ choisies’ » pour désigner un produit, mais en plus, certaines d’entre elles revendiquent une longue tradition marchande. La notoriété de la ville, du produit et des places marchandes a contribué à la construction d’une image très ancrée au sol, aux traditions locales…

De plus, dans la course des villes à revendiquer une image, les produits régionaux ont une place à part sur le marché local. En effet, ces produits, qui se veulent à forte connotation régionale, contribuent à identifier la fête, la foire et le marché, à en souligner l’originalité, la spécificité. On peut donc observer leur mise en valeur sur ces places marchandes pour comprendre la place qu’ils occupent sur le marché, dans la région et pour comprendre le rôle qu’on cherche à leur faire jouer.

Notes
174.

L.Bérard, Ph.Marchenay : « Lieux, temps et preuves, la construction sociale des produits de terroir », Terrain, n°9, mars 1995, p.160.

175.

J. Csergo : « La constitution de la spécialité gastronomique comme objet patrimonial en France. Fin XVIIIe-XXe siècle », in D.-J.Grange, D.Poulot (dir), L’esprit des lieux-Le patrimoine de la cité, 1997, p.186.

176.

Ibid., p.191.