5.1.1.3. L’attachement au lieu comme affirmation d’une identité

Aux motifs d’achat, de rencontre et de promenade clairement énoncés pour expliquer la venue sur la foire ou le marché, s’ajoute une raison plus ou moins inconsciente et non formulée qui apparaît sous la forme d’une sorte ‘«’ ‘ d’attachement’ » affectif pour la manifestation.

A partir du discours de l’ensemble des chalands, habitués ou non, on enregistre un classement hiérarchique des différents marchés ou foires qu’ils connaissent. Ainsi, on aimera particulièrement se rendre sur un marché ou une fête parce qu’elle est ‘«’ ‘ sympathique’ », agréable… et moins sur d’autres. La préférence pour un marché ou une fête se justifie par son aspect ‘«’ ‘ sympathique’ », caractéristique la plus recherchée lors de ces manifestations. Les individus ne peuvent donner d’explication claire à leur jugement de valeurs qu’ils ne constituent que sur des impressions ressenties. Pourtant, on trouvera quelques explications objectives, comme à Billom, où l’on nous explique que ‘«’ ‘ ’ ‘le marché a perdu… alors qu’à Maringues, il y a encore la halle aux volailles ’ ‘[vivantes]’ ». Le marché de Billom aurait, d’après notre interlocuteur, perdu de son ambiance depuis qu’on n’y trouve plus de volailles. Parfois la dimension ‘«’ ‘ historique’ » peut expliquer ces ‘«’ ‘ impressions’ ». Si l’on a connu la manifestation tout jeune ou si l’on sait qu’elle a traversé les âges, elle suscite une sorte de respect et de passion. De manière générale, nous avons pu constater que, si les gens avaient plaisir à se rendre sur les foires et les fêtes, un sentiment plus profond, quasi-physique était exprimé implicitement à propos de certaines manifestations qui se trouvent être les plus anciennes. Ainsi, à Billom, si les gens aiment venir sur la fête, déambuler au milieu des étalages d’ail ou des antiquités, les habitués évoquent d’eux-mêmes le marché hebdomadaire du lundi qu’ils ne manqueraient pour rien. Les observations faites à Billom et à Sarlat rejoignent celles faites à Louhans. Ces trois marchés datent du Moyen-Age. Dans les trois cas, le marché a contribué à l’essor économique de la ville et l’a orientée vers une vocation commerciale. L’histoire de la ville et l’histoire du marché sont étroitement liées, et le marché a laissé des empreintes visibles sur la ville. Ecuries, balances municipales, crochets… sont encore des témoins des marchés passés. Leur ancienneté semble expliquer la notoriété dont jouissent ces marchés. M. Bachelard fait le même constat avec les marchés de Touraine : ‘«’ ‘ de manière générale, les manifestations les plus anciennes sont aujourd’hui les plus importantes’. » 185 Cela se passe comme si l’histoire leur donnait plus de force, de poids. Du moins, celles qui ont pu parvenir jusqu’à nous ont-elles su conserver leur place et développer une notoriété dont l’ancienneté sert de légitimité. L’argument de leur longue existence est souvent mentionnée, en particulier dans les dépliants touristiques et dans la presse locale qui laissent croire à une permanence. De par leur âge, les marchés acquièrent une certaine noblesse en s’offrant à nous après avoir traversé le temps. Cette origine, qui remonte à des temps ‘«’ ‘ immémoriaux’ » – dont la mémoire ne peut se souvenir précisément de l’origine –, est perçue de manière instinctive par les individus qui trouvent là une stabilité rassurante mais aussi la preuve de sa grandeur et de son intérêt.

Plus que le ressort à un temps historique, ce qui marque l’attachement des habitués aux places marchandes, c’est le lien qu’elles conservent avec leur temps de vie. En effet, beaucoup y ont inscrit des souvenirs. Elles ont traversé leur enfance, leur jeunesse puis leur vie d’adultes. Ils les ont vues évoluer, se transformer, de manière brutale pour les retraités agricoles puisque, parallèlement, leur vie s’en est vue modifiée profondément. Elles font partie de leur vie, elles la ponctuent et elles créent des repères. Cela s’est particulièrement ressenti à Saulieu et à Louhans auprès des retraités agricoles qui devaient se rendre sur le marché pour écouler leurs productions. Les marchés en particulier, en rythmant le quotidien, s’inscrivent dans le cycle des activités quotidiennes. Ils étaient une étape de travail, rythmaient les tâches hebdomadaires. Les retraités agricoles reconnaissent tous que le marché ou le concours s’est énormément transformé, pourtant ils considèrent qu’il n’a pas changé. Du moins, voient-ils toujours la manifestation telle qu’elle était lorsqu’ils étaient en activité. Ainsi, alors même que nous n’en faisions pas la demande, ils nous parlaient des marchés d’ ‘»’ ‘ autrefois’ ». A Saulieu, les anciens se souviennent par exemple d’avoir amené une ou deux bêtes, place Monge, sous les arbres.

Au-delà de l’attachement au concours, c’est l’attachement aux bêtes dont ils témoignent. Les plus âgés, qu’ils soient seuls, en couple ou avec un petit enfant, sont venus ‘«’ ‘ pour voir’ ». L’ensemble des personnes présentes à la fête du charolais (de même que sur les Quatre Glorieuses…) parlent du ‘«’ ‘ plaisir des yeux’ » en découvrant ces bêtes. Mais pour les anciens, ce plaisir réel les renvoie aussi à eux-mêmes. Ils connaissent les gestes qui ont dû être effectués, les qualités d’une bête par rapport à une autre. Ils savent tout le travail que cela représente. Beaucoup en profitent pour aider les plus jeunes à installer les bêtes. Venus avec leur bâton (à ne pas confondre avec une canne !), ils guident les bêtes ‘(’ ‘«’ ‘ le bâton, c’est pas fait pour frapper mais pour guider »’) de manière impromptue, juste parce qu’ils sont sur le passage. Ils aiment donner ‘«’ ‘ un coup de main’ », se sentir utiles. Quelques-uns avouent retrouver une certaine jeunesse ce jour là puisqu’ils renouent avec une partie de l’occupation professionnelle qui était la leur, même si elle se trouve vite limitée par une confrontation avec les générations suivantes. Ainsi, l’aide des plus âgés est cantonnée aux menus services qu’ils peuvent rendre : guider la bête lorsqu’on la décharge du camion, lui donner à boire… Quant aux travaux les plus importants, ils sont réservés à l’éleveur en activité. Un retraité qui fait partie des bénévoles de l’organisation et qui sera présent dès le jeudi pour préparer une salle nous fait remarquer : ‘«’ ‘ Je vais me faire engueuler par mon fils parce que je lui ai installé et attaché une génisse ».’ Ne comprenant pas, nous lui rétorquons que c’est pourtant un geste sympathique. Il nous réplique alors ‘«’ ‘ oui, mais je ne fais pas comme lui il voudrait faire. De toute façon, tout ce que je fais est dépassé’ … »

De nombreux témoignages recueillis à Saulieu rejoignent ceux relevés à Louhans à propos de la volaille de Bresse. Les éleveurs témoignent d’un lien intime à cet animal à travers l’évocation du temps qu’ils lui ont consacré et de nombreuses anecdotes qu’ils ont vécues avec lui. D’ailleurs beaucoup observent que, même retraités, ils n’ont pas tout abandonné. ‘«’ ‘ On a encore une ou deux vaches. On a toujours eu des animaux, faut bien qu’on s’occupe… »’ Comme pour souligner qu’il leur est impossible de s’en séparer, ils justifient ça par un simple passe-temps. S’ils gardent quelques animaux, on note une sélection parmi eux, puisque toutes les bêtes qu’ils ont élevées ne bénéficient pas de la même affection. L’un aura gardé des volailles, l’autre des vaches… Par contre, personne ne souhaiterait avoir de porcs et encore moins de moutons. Ce n’est donc pas seulement pour s’occuper qu’ils continuent l’élevage. Ils ont éliminé les bêtes qu’ils n’avaient que pour compléter un élevage, pour ne garder que celles dont ils retirent du plaisir ou de la fierté. Même si les élevages porcins et ovins sont plus contraignants et ne permettent pas d’être exploités de manière intéressante, le choix des bêtes conservées ne se limite pas à cette seule considération ‘«’ ‘ technique’ ». En témoigne une comparaison entre nos observations et celles relevées par F.Labouesse, J.-C.Garnier 186 et A.Pitte 187 . En effet, si l’on y décrit les mêmes processus de valorisation d’une profession et de définition de l’identité d’un territoire représentée à travers une activité, ils ne se cristallisent pas autour du même animal. Dans les exemples de ces auteurs, ce sont les ovins qui sont célébrés à l’occasion des fêtes de la transhumance. J.-C.Mermet qui décrit la création du territoire du Mézenc par l’élaboration d’un produit patrimonial observe que ‘«’ ‘ le Fin Gras n’est pas la vigne et le vin, n’a pas l’aura de l’élevage ovin et de ses bergers »’ 188 . Sur notre terrain, les ovins sont peu valorisants, les bovins ayant à l’inverse une forte valeur emblématique et symbolique. Alors qu’un type d’élevage couvrira des notions valorisantes dans une zone parce que la profession s’y reconnaîtra et qu’il représente une identité locale, il ne sera pas valorisé ailleurs où ce sera un autre élevage qui remplira cette fonction symbolique.

Ce sont aussi les bêtes avec qui ils ont partagé le plus de moments parce qu’elles réclamaient des attentions particulières. Et ce sont également celles qui représentent leur identité d’agriculteur. En effet, la volaille est considérée depuis longtemps comme l’emblème de la Bresse et le bœuf est représentatif de l’activité de la région Bourgogne, avec le vignoble. A Saulieu, les retraités dont nous décrivons les pratiques étaient agriculteurs, polyculteurs. Outre les céréales, ils ‘«’ ‘ faisaient’ » des cochons, des moutons, des vaches. Si ces derniers parlent très peu des porcs et des ovins ou alors avec une sorte de dédain, les souvenirs et anecdotes ne tarissent plus lorsqu’il s’agit d’évoquer les bovins. Plus qu’une simple ‘«’ ‘ occupation’ », le choix récurrent d’un animal parmi d’autres et la façon dont leur propriétaire en parlent marquent plutôt un attachement. Celui-ci peut être compris non seulement comme une sorte d’affection pour l’animal mais aussi comme un ‘«’ ‘ attachement’ » dans le sens de ‘«’ ‘ lier’ », d’‘»’ ‘ accrocher’ ». Ce n’est pas tant à l’animal qu’ils s’accrochent, mais à ce qu’il représente : leur vie active, leur passé. Nous verrons en effet un peu plus loin combien le choix pour une bête n’est pas anodin et s’intègre au contraire dans un schéma symbolique où l’animal est amené à représenter une identité.

Notes
185.

M. Bachelard, op.cit., p. 93.

186.

GARNIER J.-C. et LABOUESSE F. : « Quand société et ruralité renouvellent leur relation. Les fêtes de transhumance dans le Midi méditerranéen » in Rautenberg M., MICOUD A., BERARD L., MARCHENAY Ph. (dir), Campagnes de tous nos désirs, 2000, pp. 123-139.

187.

PITTE A. : « La fête de la transhumance à Die » in A propos du patrimoine agriculturel Rhônalpin, 1998, pp.58-61.

188.

J.-C. Mermet : « Un acteur de l’opération Fin Gras : l’association des Amis du Mézenc », A propos du patrimoine agriculturel rhônalpin, 1997, p.67.