5.2.1. L’achat d’un produit, échantillon du lieu

Si les achats sont une des raisons principales de la venue de la plupart des habitués sur les marchés, et d’une partie des occasionnels, ils n’expliquent pas la venue de tous sur les places marchandes. Beaucoup de commerçants non-sédentaires, sur les foires font remarquer avec amertume que ‘«’ ‘ les gens viennent les mains dans les poches, ils n’ont pas un sou sur eux (…). Pour beaucoup, c’est juste une promenade’ ». Sur les fêtes annuelles, on observe que tous les produits se vendent bien, du moins en ce qui concerne les produits ‘«’ ‘ régionaux’ » et les produits artisanaux. Le produit fêté reste néanmoins le plus acheté. Les règlements des fêtes limitent eux-mêmes les exposants aux seuls produits régionaux ou artisanaux afin de façonner l’idée qu’on veut lui donner. Outre une distinction de la pratique d’achat selon le type de manifestation, on observe deux démarches distinctes qui traduisent les façons dont sont perçus les produits et les fêtes, les foires et les marchés. L’achat est, pour les uns approvisionnement du quotidien et, pour les autres, acquisition d’un bout de local et de la symbolique à laquelle il renvoie.

Soulignons que les concours de Saulieu et de Saint-Christophe-en-Brionnais n’ont rien à vendre au grand public, hormis un repas. Les touristes ne peuvent pas repartir de la fête avec un échantillon du produit. Sur les concours des ‘«’ ‘ Quatre Glorieuses’ », quelques volailles restent à vendre. Néanmoins, rares sont ceux qui sont venus sur le concours dans l’intention d’acheter la volaille qui agrémentera leur repas de fête. Dans ces cas, le public vient surtout pour voir le produit, le découvrir, et même le consommer sur place, mais non pour l’acheter. Il en va de même pour les volailles vivantes présentes sur le marché de Louhans. Si quelques habitués viennent renouveler leur basse-cour, les touristes, quant à eux, ne se sentent pas concernés par un tel achat. Ils ne sauraient où mettre la volaille et certains l’avouent, ils ne sauraient comment s’y prendre pour la tuer et la plumer. Dans certains cas, quelques-uns achètent un poussin pour faire plaisir à un jeune enfant attendri mais sans penser alors qu’il deviendra plus tard poule ou coq. D’autres choisissent de la confier à un parent, un grand-parent qui vit à la campagne et ils la dégusteront ensemble pour une occasion. Sur des marchés, on pourra acheter d’autres produits : des lapins ou n’importe quel autre produit ou animal qui s’y trouve.

L’achat peut être prévu, comme pour les habitués qui viennent tout spécialement pour se réapprovisionner pour l’année. Dans ce cas, le produit est acheté en vrac, en grande quantité. La fête peut créer une occasion, comme pour ces personnes originaires du Midi de la France qui venaient pour la première fois sur la fête de la raviole et de la pogne mais qui n’oublient jamais de ramener une pogne dès qu’elles passent dans le coin. La fête crée aussi des envies. Tout en faisant découvrir un produit à des touristes, elle suscite les achats. En se promenant, ils se laissent tenter par un produit qu’ils ne connaissent pas et dont ils ont appris l’utilisation, les spécificités. Ils en découvrent aussi les déclinaisons. En effet, ils peuvent acheter le produit brut ( pogne, poudre de piment d’Espelette, par exemple), mais les produits dérivés remportent aussi un vif succès : soupe à l’ail, apérail, crème de pruneaux, pruneaux enrobés de chocolat noir…

Le produit est découvert et dégusté sur place, mais souvent la rencontre est prolongée chez soi, parfois tout au long de l’année, par la consommation de poudre de piment ou d’ail, conservé en tresse. Il n’est pas rare aussi que, sans revenir sur la fête ni même dans la région, le touriste de passage passe commande plus tard, par correspondance, pour retrouver le même produit qu’il a connu.

Les fêtes, les foires et les marchés permettent de valoriser les produits et d’étendre les réseaux de commercialisation des producteurs qui trouvent là de nouvelles clientèles. Dans un premier temps, la rencontre producteur/consommateur favorise à long terme la relance économique. Ensuite, on constate l’apport d’une valeur symbolique. Le lieu d’échanges n’est pas neutre. Il est porteur d’images, de sensations… que le touriste vient rechercher et qui transforment la perception qu’il a du produit acheté. En effet, non seulement le produit est typique, régional, mais en plus, il est saisi dans son milieu. Le chaland voit comment il est intégré à la vie, à l’animation, ce qui lui donne tout son intérêt et sa valeur. Puisque le produit est accepté, intégré localement, on peut lui porter de l’intérêt. Ainsi, le touriste a l’impression de pénétrer les coutumes des autochtones, de les comprendre et d’être admis. Les fêtes, les foires et les marchés recontextualisent le produit, l’ancrent encore plus au territoire. Ils lui donnent une nouvelle dimension puisqu’il n’est pas seulement lié à un sol, à des savoir-faire, à des techniques, mais qu’il joue aussi un rôle dans l’animation locale, et qu’il traduit une réalité : il est connu, consommé localement.

Par ailleurs, on observe – et cela nous arrive aussi – que des personnes en visite chez des amis ou des parents apportent en cadeau à leurs hôtes, des produits de leur région. Cela a particulièrement été souligné à Romans au sujet des pognes. Autrefois réservée au repas de fête et particulièrement consommée à Pâques, cette sorte de brioche compose aujourd’hui les petits-déjeuners et les goûters des enfants. Néanmoins, elle est toujours servie à Pâques et beaucoup en achètent avant de se rendre à un repas de famille ou chez des amis, comme cela nous a souvent été rapporté. De plus en plus, les produits sont envoyés par colis à l’extérieur de la zone de production. Le consommateur recherche des produits locaux, du terroir, qu’il ne trouve pas toujours près de chez lui ou qu’il trouve de manière standardisée, sous des marques créées par les grandes surfaces. Là, le produit acquiert encore plus de valeur parce qu’on est allé le chercher sur place, auprès du producteur. Il rappellera également les vacances qu’on a passées dans telle ou telle région. Surtout, il donne l’impression d’être meilleur. Sous différents angles, on peut remarquer que ce n’est pas tant un retour au local qu’une extension du local : le local sort du local. On emporte avec soi un bout de local, qui peut retrouver un autre bout de local, souvenir d’un autre séjour… A Saulieu, où le produit ne peut être emporté tel quel par le visiteur, une opération est en train de se développer, avec pour slogan : ‘«’ ‘ Le charolais, on le voit, on le goûte et on l’emporte’ ». Cela demande la participation des éleveurs qui sont prêts à accueillir des visiteurs et celle des bouchers qui doivent s’engager à fournir du charolais. On emporte aussi avec soi des manières de faire spécifiques. Le connaître et le consommer à la façon des autochtones permet de s’intégrer à la vie locale. Consommer un produit selon leurs usages est présenté comme relevant d’une forme d’authenticité. Ainsi, on dit que pour apprécier les ‘«’ ‘ vrais’ » produits, il faut utiliser tel procédé. On fera observer à ses invités qu’on a été initié aux habitudes locales en expliquant, d’un air avisé, comment il faut s’y prendre, et en précisant qu’on a bénéficié des conseils d’un expert. En même temps que l’on exécutera une recette en faisant attention à respecter à la lettre les consignes indiquées, au nom d’une conservation à l’identique, on participera à la figer.

Les marchés hebdomadaires sont prioritairement destinés à la distribution des produits. Avec les foires-concours, ils s’inscrivent d’abord dans le champ économique. Les achats n’occupent pas une place importante au cours des fêtes annuelles, du moins, ils n’en sont pas (ou en sont peu) la cause de la venue des individus. Au sein des habitués, certains viennent d’abord pour retrouver leurs compagnons. Quelques occasionnels et la plupart des touristes privilégient les aspects ‘«’ ‘ promenade’ » et ‘«’ ‘ découverte’ ». Ce n’est pas un produit qu’ils viennent chercher mais une ambiance, un partage. Si cette idée n’est pas clairement énoncée, elle se retrouve dans la façon dont les personnes interprètent leurs pratiques et dans les émotions qu’ils expriment. Lieux à vocation commerciale, ce n’est pas leur dimension économique, marchande qui est soulignée. Ce qui est recherché, c’est ce qu’ils représentent, l’image que l’on se fait d’eux. C’est ce qui se passe dans cet espace, le contenu symbolique, les sens qui sont valorisés par le public comme pour les producteurs. Ce n’est pas seulement un produit qu’ils viennent trouver mais un lieu dont ils peuvent emporter un échantillon pour prolonger la rencontre.