5.2.2.2. « Bon » et « sain » : des notions culturelles

Les visiteurs évoquent de bons produits, sans savoir toujours définir ce qu’ils entendent par ‘«’ ‘ bon’ ». Bon au goût ? Bon pour la santé ? Bon en qualité ? Plusieurs de ces notions sont utilisées par les chalands, conjointement ou non. Nous avons relevé que les culards et les chapons étaient désignés comme des ‘«’ ‘ produits de haute qualité’ ». Reste à définir cette qualité et à savoir comment elle est perçue par le public.

Observons d’abord que tous les produits alimentaires ne sont pas appréhendés de la même manière par les individus selon leurs appartenances culturelles, philosophiques, religieuses... Dans nos sociétés occidentales, où l’on ne mange plus seulement pour vivre, le choix d’aliments par rapport à d’autres traduit des notions de plaisir, de recherche d’équilibre et répond à un mode de vie. P. Cohen relève deux conceptions opposées de l’aliment : la première considère que la nature est généreuse et qu’elle permet d’adopter un régime alimentaire varié et équilibré. Elle marque une inquiétude face à la pollution de l’environnement ou l’utilisation de produits chimiques. L’autre estime que la nature n’apporte pas tout ce dont le corps a besoin et préconise la consommation de compléments ou de substituts alimentaires 199 (produits enrichis en vitamines ou en oligo-éléments aussi appelés ‘«’ ‘ alicaments’ », comprimés, poudres, plantes… permettant de contrôler les qualités nutritives d’un régime). L’aliment n’est pas neutre et sa consommation traduit une façon de penser, de voir son corps et son rapport au monde. Sans parler uniquement du jeûne censé purifier l’âme, on peut remarquer que souvent on entend dire qu’un choix alimentaire permet de se sentir mieux, dans son corps et dans sa tête. L’aliment fait ainsi partie de ce que l’on appelle une ‘«’ ‘ hygiène de vie’ ». L’alimentation est en effet de plus en plus prise en compte dans le choix de modes de vie ou de penser. De nouveaux produits ou compléments alimentaires traduisent une tendance grandissante en faveur des produits liés au souci du corps et de la santé. P. Cohen, qui a observé qu’il existait des différences de perception d’un produit selon le type de lieu de vente où celui-ci se trouve, fait cette remarque :

‘« il existe une grande diversité de régimes préconisés par les nutritionnistes, les diététiciens, les thérapeutes divers, les idéologies diverses. (…) On parle de diététique, d’alimentation naturelle, biologique, saine, équilibrée ; on parle de régimes alimentaires spécifiques comme le végétarisme, la macrobiotique, les régimes dissociés, amaigrissants, hyposodés, vitaminés ou autres médicalisés. (…). L’alimentation, élément constitutif du corps et de sa corpulence, apparaît donc comme une véritable thérapeutique, à la fois source de santé, de beauté et agent de prévention et de guérison des maladies. » 200

Le choix des aliments voire d’un régime alimentaire n’est pas anodin dès qu’il sort de la consommation de produits ordinaires. Certains produits marquent plus que d’autres le rapport que l’Homme entretient avec son alimentation et son corps. Produits diététiques, produits biologiques, voire adaptation d’un régime alimentaire – par le choix exclusif ou l’élimination de certaines catégories de produits – à un mode de vie ou à une idéologie sont autant de manières de considérer l’aliment comme ayant une action sur le corps et l’esprit. L’homme agit sur son corps, il le transforme, le renforce, le purifie, par l’ingurgitation de substances choisies.

Notons que la façon de percevoir l’aliment et ses effets sur le corps dépend de conceptions qui sont moins individuelles que culturelles. Ainsi, si on émet, en France, une forte critique sur l’utilisation d’antibiotiques, ceux-ci sont largement utilisés en Suède où l’on trouve rassurant de manger des produits ‘«’ ‘ sains’ ». Le terme ‘«’ ‘ sain’ » ne renvoie pas aux mêmes notions puisque d’un côté il est synonyme de naturel et que de l’autre, il fait appel à une conception médicale signifiant un milieu désinfecté de toute bactérie – organisme vivant, source, pour certains, de l’excellence et de la caractéristique des ‘«’ ‘ bons’ » produits tels nos fromages auxquels des pays d’Amérique (U.S.A., Canada, Mexique, par exemple) refusent l’entrée sur leur territoire.

Les pratiques alimentaires de nos sociétés occidentales contemporaines tendent à s’orienter vers la restauration rapide plutôt que vers le repas plus élaboré. La cause n’en revient plus seulement au manque de temps, les jeunes ayant façonné leur goût sur les plats ‘«’ ‘ Mac Do’ ». N’avons-nous pas entendu, au cours d’un repas de famille, une jeune fille expliquer à son père qui avait mitonné, durant plus de 24 heures, une daube, qu’elle n’en mangerait pas ? Elle ne trouvait pas ce plat appétissant, jugé trop copieux et trop gras et préférait se délecter d’un hamburger. ‘«’ ‘ Plus personne n’en mange, de ta cuisine traditionnelle ’» conclue-t-elle. J.-P.Poulain qui observe et analyse l’évolution des pratiques alimentaires chez nos contemporains parlera de ‘«’ ‘ vagabondage alimentaire’ » pour désigner des prises alimentaires ‘«’ ‘ fractionnées’ », ‘«’ ‘ plus ou moins individualisées, tout au long de la journée’ ‘ 201 ’ ‘ ’».

Des discours relevés sur les fêtes, les foires et les marchés auprès des personnes présentes, qui livrent une interprétation de leurs pratiques et de la perception qu’ils ont des produits, se dégage une définition homogène. Par ‘«’ ‘ bon’ » produit, le consommateur comprend un produit naturel, sain, ‘«’ ‘ authentique’ » et qui a du goût. Chacun de ces qualificatifs renvoie implicitement ou inconsciemment, dans l’imaginaire collectif, à des techniques de production ou d’élevage qui proviennent de méthodes artisanales et traditionnelles. En cela les petites exploitations semblent répondre aux exigences des consommateurs car elles conservent une dimension ‘«’ ‘ humaine’ » sur laquelle peut s’appliquer une agriculture respectueuse de l’environnement. Les discours qui tendent à définir un ‘«’ ‘ bon’ » produit sont souvent élaborés à partir d’une opposition faite avec les produits trouvés dans la grande distribution. Les grandes exploitations qui s’appuient sur une culture intensive et qui sont dans une logique productiviste sont aussi dénoncées. On les soupçonne ainsi de recourir fréquemment à l’utilisation abusive de produits chimiques voire à celle de produits dont on se méfie (O.G.M.). Les produits issus des petites productions et écoulés sur les fêtes, les foires et les marchés sont ainsi jugés comme plus naturels et donc comme meilleurs pour la santé. On évoque souvent leur goût qui est jugé lui aussi ‘«’ ‘ meilleur’ », plus ‘«’ ‘ typé’ ». Cette notion de goût qui, en soi, est assez subjective et dépend des préférences individuelles et culturelles de chacun, devient un identifiant important pour le consommateur dans sa désignation d’une qualité. Le goût est un critère discriminant pour caractériser les bons produits. Par ailleurs, le goût semble garantir une certaine qualité puisqu’il est souvent associé aux méthodes utilisées. On compare ainsi le bon goût des produits de terroir – qui évoquent les savoir-faire traditionnels – à celui des aliments que l’on trouve dans les grandes surfaces. Le produit doit avoir du goût, être parfumé, marqué. Avoir du goût est ainsi synonyme de ‘«’ ‘ bon goût’ », de ‘«’ ‘ bien manger’ » et de ‘«’ ‘ bien vivre’ ».

L’ensemble de ces remarques dénote surtout une critique des produits industriels au goût homogène et insipide et, de manière générale, aseptisé à l’extrême, ôtant tout caractère au produit. J.-P. Poulain observe ainsi que l’aliment sorti de l’industrie agro-alimentaire ‘«’ ‘ se trouve perçu par le consommateur comme "manquant d’identité", de "qualité symbolique", comme "anonyme", "sans âme", "sorti du non-lieu industriel", en un mot "désocialisé" ’» 202 . C’est par refus des produits trop industrialisés stigmatisés par les images négatives qu’ils véhiculent que des consommateurs se tournent vers les produits de terroir. Non seulement ils sont jugés plus sains, plus naturels, de meilleur goût mais ils sont associés à des valeurs symboliques valorisées et rassurantes car ils évoquent tout autant un territoire et des hommes, des manières de faire et de vivre.

Accompagnant ou suscitant l’enjeu économique de cette demande sociale, les responsables du marketing des produits industriels se sont réapproprié les images de terroir et de tradition rattachées à ces produits pour élaborer des packaging. Il n’est pas rare de trouver sur les étiquettes de plats cuisinés la mention ‘«’ ‘ préparé à la façon de…’ » ou ‘«’ ‘ à la’ » précisant l’origine géographique du modèle culinaire. L. Bérard et Ph. Marchenay 203 font ainsi remarquer que le jambon d’Aoste est élaboré dans un village du nord de l’Isère et non en Italie alors que l’appellation le laisse sciemment croire. Une forme d’identité est attribuée au produit qui devient ainsi désirable aux yeux des consommateurs. On observe en effet que les consommateurs assignent une qualité à des produits fortement associés à un lieu précis. De nombreuses stratégies marketing cherchent à leurrer le public qui perd parfois pied au milieu des divers labels, appellations et noms de marque.

Notes
199.

P. Cohen : « un "champ" urbain de l’alimentaire : la vente de produits liés au souci du corps et de la santé », Journal des anthropologues, n°74, 1998, p.38.

200.

Ibid., p.35.

201.

J.-P. Poulain : « Goût du terroir et tourisme vert à l’heure de l’Europe », op.cit., 1997, p.21.

202.

Ibid., p.21

203.

L.Bérard, Ph. Marchenay : « Lieux, temps et preuves, la construction sociale des produits de terroir », op.cit., 1995, p.156.